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Michel Serres : « la guerre on s’en souvient, alors que la paix on l’oublie »

par Véronique Giraud
Le philosophe Michel Serres .DR
Le philosophe Michel Serres .DR
Livre Essai Publié le 20/10/2008
A l’occasion de la sortie de son dernier livre "La Guerre mondiale", Michel Serres nous avait accordé un entretien en novembre 2008. Pour le philosophe, il était important de donner un ancien nom, d’appeler guerre mondiale ce que nous vivons aujourd’hui ; c’est aujourd’hui que, selon lui, ce nom prend tout son sens.

La guerre, c’est d’abord pour vous des souvenirs et, vous citant, d’« abominables tueries »…

J’ai l’âge d’avoir assisté à plusieurs guerres. Ma mère fut la seule de sa fratrie décimée à pouvoir se marier, mon père a été gazé à Verdun. Mes premiers souvenirs datent de 36, j’avais alors 5 ou 6 ans et j’habitais vers la frontière espagnole d’où affluaient des réfugiés. A 9 ans, je me souviens des foules de réfugiés qui arrivaient du nord et de l’est de la France. Après la seconde guerre mondiale, ce fut la guerre d’Algérie, cette fois dans l’armée. Entre ma naissance et l’âge adulte, il n’y eut que la guerre. Et il arrive qu’à mes étudiants ou à mes petits-enfants je me sente obligé de raconter la guerre à travers mon souvenir, d’exprimer que la guerre on s’en souvient, alors que la paix on l’oublie. Nous oublions que, depuis 60 ans, l’Occident est en paix. C’est pourquoi j’ai tenu, au début de mon livre, à parler de la guerre, au sens classique du terme.

 

Dans votre livre, vous posez la question : « pour un philosophe, qu’est-ce que comprendre la guerre ? »

Comme je voulais donner à la guerre une définition originale, je donne à guerre mondiale un sens plus évident encore, la guerre que l’humanité mène contre le monde. Car nous n’avons jamais eu conscience que nous menions une véritable guerre contre l’eau, l’air, la terre. Et, depuis quelques décennies, alors que nous sommes en train de la gagner, nous nous rendons compte que nous sommes en guerre. Autrefois, la guerre était locale, on défendait ses vignes, son lopin de terre. Aujourd’hui, il s’agit de la terre dans son ensemble, de l’atmosphère à la mer. J’ai écrit un livre, Le contrat naturel, qui fut très critiqué par les pouvoirs en place. Aujourd’hui, ce que j’appelais il y a vingt ans contrat naturel se nomme pacte écologique. Et on oublie que ce contrat que nous devons signer, c’est en quelque sorte une armistice, un traité de paix.

 

Combattre la terre, c’est se battre contre les hommes ?

En général, les politiques, les médias définissent les jeux à trois. Oui, nous nous battons les uns contre les autres, mais les belligérants sont tous les deux contre le monde. Lorsqu’on a creusé pour construire la ligne TGV Strasbourg Paris, on a découvert que les Anglais et les Allemands avaient truffé la terre d’explosifs. Toutes nos entreprises se soldent à trois.

 

Vous validez l’idée de puissance de dissuasion. Tout en étant pacifiste, vous pensez que la guerre a apporté du droit dans la violence ?

Dans une guerre, le droit est défini, les termes juridiques sont fixés clairement, à la déclaration de guerre, à l’armistice et, au-delà, par des traités. Et il s’agit d’armées. Alors que, dans le terrorisme, on ne sait pas qui, quand, où attaquer.

 

Votre livre est parcouru par Horace de Corneille. Qu’y voyez-vous ?

Au cœur de mon livre, c’est la guerre d’Albe contre Rome, la lutte à mort. Il s’agit justement d’un jeu à trois. Rome va être brûlée, symbolisant la destruction de l’univers, et la tragédie se retourne. Le jeu n’est plus à deux mais à trois et Corneille devient notre journaliste préféré. Cette incursion de l’immense tragédien oublié vient d’un souvenir personnel. Après le 11 septembre, j’ai été parmi les premiers à prendre un vol vers les États-Unis (nous étions quatre ou cinq dans l’avion). J’y suis professeur et je devais me rendre dans la Silicon Valley. Le soir de mon arrivée, j’étais invité à dîner chez une amie. À sa table, il y avait des Arabes, des Israéliens, des Palestiniens, et au cours du repas, quelqu’un dit : « comment se fait-il que les kamikazes fassent la queue pour mourir ? ». A ce moment, ces mots sont sortis de ma bouche : « Mourir pour le pays est un si digne sort, qu’on briguerait en foule une si belle mort », citant Horace de Corneille. Cela n’expliquait pas, mais l’évidence apparaissait.

 

Professeur à Stanford University, membre de l’Académie française, Michel Serres est l’auteur de nombreux essais philosophiques et d’histoire des sciences, dont la série des Hermès (Éditions de Minuit), Les Cinq Sens (Grasset), Le Contrat naturel et Le Tiers-Instruit (François Bourin), Le Grand Récit (Hominescence, L’Incandescent, Rameaux et Récits d’humanisme ou Le Mal propre (Le Pommier). Il est l’un des rares philosophes contemporains à proposer une vision du monde ouverte et optimiste, fondée sur une connaissance des humanités et des sciences.

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