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De Spirou à Corto, la seconde vie des personnages de BD

par Jacques Moulins
La génèse de
La génèse de "Spirou" par Emile Bravo et le "Corto Maltese "du XXIe siècle par Canales et Pellejero. DR
Livre BD Publié le 31/12/2015
Après vingt ans d’absence, Corto Maltese, le héros d’Hugo Pratt, nous revient "Sous le soleil de minuit" réalisé par Juan Diaz Canales et Ruben Pellejero. La bande dessinée, où les créateurs ne sont pas toujours les auteurs, est coutumière de ces reprises. Mais c’était surtout le cas pour les personnages dédiés à la jeunesse.

Les personnages de BD ont ce privilège d'avoir plusieurs vies. Ils continuent leur chemin sous d'autres plumes lorsque leur créateur les a abandonnés, soit pour cause de décès, soit par épuisement. L'auteur a parfois donné son accord par écrit, parfois des proches viennent témoigner que tel était son souhait. Souvent, ce sont les ayants-droits qui décident. Spirou a multiplié ses géniteurs, mais le petit groom, né en 1938 dans le journal du même nom, était la création de l'éditeur belge Jean Dupuis, qui en confia la réalisation graphique à Rob-Vel, le dessin à Luc Lafnet, les scénarios à Blanche Dumoulin. Puis à Van Straelen, qui fera évoluer le personnage comme ensuite Jijé. Mais c’est indéniablement Franquin (futur créateur de Gaston Lagaffe) qui va donner son lustre et son renom international au personnage, accompagné du complice Fantasio, du petit écureuil Spip et du très célèbre Marsupilami. Il prend le personnage en 1947 et le quitte au début des années 60, mais garde un œil sur la succession et interviendra avec force lorsque son héros se perdra dans des récits infantiles. Spirou aura d’autant plus de succès qu’il rafraîchit le modèle de Tintin et, succès aidant, finit par s’opposer à lui. Tintin, petit scout charitable, asexué et moraliste (voire un brin raciste) affronte un monde coupé en deux, les bons et les méchants. Spirou vit dans une villa au mobilier avant-gardiste, possède une voiture très branchée (la turbotraction). Fantasio est fantasque et souvent border-line, son cousin Zantafio n’est pas le méchant absolu, même s’il peut se rêver dictateur d’Amérique latine. Le savant Champignac est humaniste mais rêveur et colérique, son opposé Zorglub n’est pas le mal incarné. Quant à la journaliste Seccotine, elle exerce un attrait évident sur Fantasio, et les successeurs de Franquin la rendront sensible au charme de Spirou. Le personnage vit donc toujours. Il a même une triple vie, celle pour les albums de jeunesse et celle pour les adultes encore enfants et, depuis 1990, celle du très déluré Petit Spirou. Le Marsupilami vivra lui sa propre vie…

 

Les aventures de Blake et Mortimer sont une autre série culte que les éditeurs avaient quelques regrets (sonnants et trébuchants, certes) à abandonner. Les deux héros so british sont également nés sous le crayon d’un dessinateur belge Edgar P. Jacobs. Mais dès le décès de celui-ci, en 1987, les dessinateurs et scénaristes vont se succéder pour faire vivre le duo formé par le capitaine Francis Blake et le savant Philip Mortimer, toujours en lutte contre les puissances mauvaises qui veulent détruire ou avilir la Grande-Bretagne et ses alliés.

 

Mais avec Corto Maltese, les choses diffèrent. Dès sa naissance d’ailleurs. Jusque dans les années 60, la BD reste dédiée à la jeunesse. D’où le contrôle éthique qu’on lui impose des deux côtés de l’Atlantique. Les personnages doivent jouer un rôle édifiant pour la jeunesse, ils sont forcément bons, étrangers à toute sexualité, à toute addiction et souvent, de ce fait, à toute fantaisie. Mais en 1967, Hugo Pratt publie La Ballade de la mer salée dans la nouvelle revue italienne Sgt Kirk qui, faute d’audience, met la clé sous la porte deux ans après. Un personnage secondaire de cette Ballade va connaître par la suite un succès international : Corto Maltese est né. Il sera repris en France en 1970 par la revue pour enfants Pif gadget, à la surprise de ses lecteurs et de leurs parents, puis par Pilote, première revue de BD à ne pas être exclusivement destinée à la jeunesse, avant d'être la tête de pont de À suivre en 1978.

Hugo Pratt donnera ving-neuf aventures à son héros, aux quatre coins du monde, entre 1904 et 1925. Il les réalisera jusqu’à sa mort en 1995. Puis Corto disparaît, comme si le siècle qui s’annonce n’était pas le sien. Il y fera cependant une apparition en 2001 comme égérie de la marque Dior. 2015 restera l'année où Corto Maltese a repris ses aventures après vingt ans de silence. Pour un voyage dans le grand nord américain, et des rencontres avec ses vieux complices, le russe Raspoutine et l'écrivain américain Jack London. Sous le soleil de minuit propose en outre une analyse du baroudeur par Benoît Mouchard, de sa psychologie, de sa neutralité face au mouvement politique, neutralité un peu comparable à celle du privé des romans noirs de Chandler et Hammet. On y lit cette confidence d’Hugo Pratt : « Je ne suis pas choqué à l’idée que quelqu’un puisse un jour reprendre Corto Maltese ». C’est donc fait, dans un scénario de Juan Diaz Canales et un dessin de Ruben Pellejero. Les curieux pourront lire la longue génèse de cette reprise dans Sous le soleil de minuit.

 

Cet engouement pour les reprises est dû avant tout à cette réticence de l’homme (plus que de la femme moins lectrice de BD) à quitter l'enfance. Les personnages qui nous reviennent aujourd’hui sont ceux que les lecteurs découvraient dans leur enfance. C’est pourquoi les éditeurs n’hésitent pas à les faire grandir, à leur donner de la maturité, voire à inclure sexe et violence, mais avec modération. En racontant la jeunesse et la génèse de Spirou dans l’album Spirou, le journal d’un ingénu, Émile Bravo réussit le tour de force de conjuguer regard et trait enfantin et histoire d’adulte (pour les amateurs, précisons que l’album existe également en langage bruxellois Spirou, le journal d’un slumme kadei). Le neuvième art n’est bien sûr pas seul à garder en vie ses personnages à succès lorsque leur créateur n’est plus à la barre. James Bond au cinéma, Millénium en littérature, en sont des exemples. Mais c’est une autre histoire.

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