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L’incroyable affaire Gurlitt

par Jacques Moulins
Un portrait de Lovis Corinth (1917) représentant Wolfgang Gurlitt est visible au musée d'art de Linz ©RIVAUD / NAJA
Un portrait de Lovis Corinth (1917) représentant Wolfgang Gurlitt est visible au musée d'art de Linz ©RIVAUD / NAJA
Arts visuels Arts plastiques Publié le 14/05/2015
En septembre 2010, un vieil homme fébrile intrigue les douaniers allemands qui patrouillent dans le train entre Münich et la Suisse. Son interpellation va révéler un des plus grands secrets de l'histoire de l'art.

En septembre 2010, à l’intérieur d’un train qui roule vers Munich depuis la Suisse, les douaniers allemands passent de wagon en wagon comme ils en ont l’habitude. Les trafiquants aussi, et ce n’est pas cela qui les troublent. Un contrôle de routine. Au retour de ce trajet qui se fait d’avant en arrière et d’arrière en avant, un des fonctionnaires remarque ce mouvement léger qui attire l’attention de son œil exercé. Un rien, juste cette fébrilité qui cache souvent le fraudeur inexpérimenté, l’amateur. Il en parle à son collègue mais lui non plus ne trouve pas le personnage convainquant. Un homme bien âgé, bien digne pour commencer une carrière de délinquant. Mais quand même. De ces hommes, les douaniers allemands en ont dans leur clientèle. Les consignes de leur direction les désignent d’ailleurs depuis peu à leur vigilance. Car nombreux sont les vieux Allemands aisés qui s’en vont en Suisse récupérer quelques avoirs non déclarés pour en faire donation, toujours sans déclaration fiscale, à leurs héritiers. Après concertation, les douaniers décident d’agir avec discrétion, mais de contrôler ce vieux monsieur si distingué. Banco ! Le voyageur intranquille a sur lui 9 000 euros en liquide.

Rien de bien répréhensible. Mais cela peut révéler une planque d’argent en Suisse plus importante. L’affaire ne sera pas ébruitée. Les médias seront même volontairement tenus à l’écart. Peu nombreux sont les services de l’État fédéral a avoir connaissance de l’incroyable découverte qui vient d’être faite. Car c'est une bombe.

 

Le rapport des douaniers parvient rapidement au parquet d’Augsbourg. C’est le procureur général en personne, Reinhard Nemetz, qui s’en saisit. Il faut croire que ce magistrat connaît son affaire et toutes les bonnes raisons qu’il y a à ne pas l’ébruiter. Si le nom du vieux monsieur est inconnu du grand public, il y a de fortes chances qu’il le soit de la presse, et du milieu de l’art. L’interpellé fait ataviquement partie de ce milieu. Si Cornelius, c’est son prénom, est amateur d’art, il a aussi celui de se faire oublier. De nationalité autrichienne, Cornelius n’a aucun papier, aucun travail, aucune assurance maladie en Allemagne où il vit. Mais de l’argent si. Ou du moins de quoi en obtenir.

 

Le procureur se lance alors dans l’histoire, la grande, pour avoir les informations nécessaires à son enquête. Il lui faut remonter à 1925, sous le régime de la République de Weimar. C’est l’époque florissante des arts modernes dont peu d’Allemands encore, même parmi les spécialistes, mesurent l’importance. Aux Etats-Unis, on s’arrache déjà à prix d’or les cubistes. Mais l’école de Münich, le mouvement du Blaue Reiter est loin de connaître son apogée. Il y a heureusement quelques professionnels éclairés qui savent comprendre et mesurer le pouvoir hautement créatif de ces peintres qui ont déstructuré l’art académique. Il y a même un directeur de musée, fin connaisseur et amateur de cette cavant-garde. Il s’appelle Hildebrand Gurlitt. Il dirige le musée du Roi Albert de Zwickau, en Saxe. Sa famille est de Dresde. Son père est un historien d’art réputé, son grand-père Louis un peintre paysagiste d’un certain renom. Toute la famille est dans l’art, un de ses frères est musicien, un de ses cousins marchand d’art. Sa femme Helene Hanke, épousée en 1923, est une des premières danseuses allemandes à se revendiquer de la chorégraphe contemporaine Mary Wigman. Lui même a soutenu avec brio sa thèse d’histoire de l’art à l’université de Francfort. Bref, une famille de l’art, et de l’art éclairé.

Lorsqu’il est nommé directeur du petit musée municipal de Zwickau, certains de ses amis ont du louer son audace. Le musée est inconnu, mais il a été choisi pour le transformer radicalement en en faisant un des rares musées d’art contemporain de l’Allemagne. Sa mission est autant d’organiser des expositions novatrices que de créer un fonds grâce à un budget conséquent. Dès l’année de sa nomination, 1925, il lance une exposition des œuvres de Max Pechstein. L’année suivante, celles de la sculptrice Käthe Kollwitz qui a dédicacé une œuvre à Karl Liebnecht, le fondateur du Parti communiste allemand assassiné avec son amie Rosa Luxembourg en 1919. Hildebrand Gurlitt travaille sans relâche à exposer dans son musée les peintres novateurs, Emil Nolde, Oskar Kokoschka, Max Libermann, Otto Dix, Vassily Kadinsky et autres Paul Klee. Et demande au Bauhaus de réaliser l’aménagement du musée. Cela vaut à l’établissement une réputation nationale qui n’est pas du goût de tout le monde dans la petite ville de Zwickau. Les nazis gagnent alors en influence et savent mener des campagnes de presse et d’intimidation à l’égard de leurs ennemis. Non sans succès. En 1930, Hildebrand Gurlitt est licencié. En cause, ses goûts pour l’art moderne. Mais aussi sa grand-mère qui est juive.

Cela ne décourage pas Hildebrand. En mai 1931, il trouve une nouvelle place à la direction de l’association artistique de Hambourg. Et poursuit sa tâche de défricheur. Les nazis n’ont pas le même poids dans la ville hanséatique, le grand port du pays. Mais le 30 janvier 1933, Hitler devient Chancelier du Reich. Gurlitt met quand même en place une exposition regroupant les jeunes artistes italiens. En juillet, il est licencié, coupable d’avoir « favorisé le courant artistique international et bolchévique ».

Un véritable pedigree d’opposant qui lui sera bien utile après-guerre. Car Hildebrand Gurlitt ne quitte pas Hambourg. Il y ouvre une galerie d’art où se commercent au rez-de-chaussée, les œuvres des maîtres allemands, et au sous-sol les peintures de cet « art dégénéré » (entarteter Kunst) interdit par les nazis qui ne manquent pas de lui rappeler qu’il n’est qu’un métis.

Les années suivantes sont plus floues. Gurlitt poursuit son commerce et obtient assez de soutien de la bourgeoisie de Hambourg pour ne pas être inquiété outre mesure par le nouveau pouvoir. Il manœuvre sans doute assez bien, car il se voit bientôt confier une charge d’État correspondant à ses compétences. Il est nommé acheteur pour le Führer Museum, spécialement chargé de récupérer et de vendre, notamment à l’étranger, les œuvres d’art dégénéré. Et donc, bien entendu, des biens spoliés aux Juifs. Il se verra ensuite confier la même mission en France. En 1945, il habite à nouveau Dresde. Le bombardement allié rase totalement la ville et la maison où Gurlitt conservait ses tableaux. Car Hildebrand a beaucoup acheté aux artistes, mais aussi, à bas prix, aux propriétaires juifs aux abois dans toutes les zones d’occupation allemande. Il parvient également à convaincre Goebbels de lui céder pour 4 000 francs suisses 200 œuvres dont des Picasso, des Gauguin, des Nolde… La majeure partie de sa collection a été détruite, avec sa maison, dans l’incendie de Dresde.

Les alliés l’arrêteront à la fin de la guerre et les Monuments Men, cette unité spéciale de l’armée américaine chargée des œuvres d’art, sur lesquels George Clooney fera un film en 2013, saisiront les quelques œuvres qu’il a encore avec lui. Ils parviennent à mettre la main à Hambourg sur une partie de la collection Gurlitt… Mais la lui restituent en 1950. L’inventaire dressé à ce moment montre qu’y figuraient des œuvres d’évidence spoliées, bien que de nombreux tableaux manquent à l’appel, et pas des moindres : des Fragonard, Guardi, Ruysdaels… Son éviction du musée de Hambourg après l’arrivée au pouvoir d’Hitler a plaidé en sa faveur. Il est relâché et reprend ses activités qu’il mènera avec brio jusqu’à sa mort en 1956.

 

Dans les dernières années de sa vie, toujours féru d’art contemporain, il reconstituera une collection. Mais de petite ampleur, sans comparaison avec les centaines d’œuvres les plus cotées qu’il a possédées. Assez cependant pour que son fils Cornelius vive sans jamais travailler. Son appartement de Münich est certes dans la banlieue résidentielle de Schwabing, mais sans opulence excessive. Cornelius Gurlitt est d’ailleurs un homme des plus discrets. C’est peut-être cette discrétion qui alerte le procureur. Il finit par avoir la conviction qu’il reste bien quelque chose de la collection du père.

La convention de Washington de 1998 acte que les œuvres spoliées par les nazis et appartenant à des États doivent être restituées à leurs propriétaires. Mais cette convention ne concerne que les États. Pas les particuliers. De plus, bon nombre d’œuvres ont été acquises légalement. Là est peut-être la raison du silence du parquet d’Augsbourg. En poursuivant pour fraude fiscale et recel d’œuvres d’art, la justice pourrait confisquer au profit de l’État allemand une bonne partie de la collection de Gurlitt qui, jusque là, n’a même pas pris un avocat pour sa défense. Il pourrait rendre les œuvres aux propriétaires, mais également en faire don à des fondations privés d’utilité publique. Le parquet passe donc à l’action.

Elle va effectivement déboucher sur quelque chose qui n’a rien à voir avec le blanchiment ou la défiscalisation abusive. Le 28 février 2012, au domicile de l’homme, les policiers font une extraordinaire découverte. Dans une pièce sombre, ils tombent sur des toiles, des dessins, des gravures. 1 406 au total. Signés Chagall, Klee, Kokoschka, Matisse, Picasso, mais aussi Dürer, Canaletto, Courbet, Toulouse-Lautrec, Renoir… Un véritable musée. Ils finiront par trouver l’adresse d’une maison que possède Cornelius à Salzbourg où 238 autres œuvres seront trouvées en février 2014.

« C’est la plus grande découverte de tableaux volés dans le cadre de l’Holocauste depuis des années, même si c’est une fraction infime du nombre d’œuvres que nous recherchons » déclare à l’AFP, sitôt l’affaire connue, Julian Radcliffe qui préside le Registre des œuvres d’art perdues, une base de données internationale fondée par les sociétés d’assurances. L’agence allemande chargée de répertorier les spoliations commises entre 1940 et 1944 estime en effet à 20 000 le total des œuvres volées.

 

Cornelius Gurlitt est assez amoureux de ses toiles pour déclarer au magazine Spiegel : « Je ne rendrai rien volontairement, rien, rien ». Et pour supplier qu’on le laisse mourir avec. Après sa mort, les descendants des propriétaires spoliés et les pouvoirs publics pourront tout récupérer…

Cependant, Gurlitt a su monnayer quand il fallait et comme il fallait un certain nombre d’œuvres. Encore en novembre 2011, soit un an après son interpellation dans le train, la maison Lampertz met en vente à Cologne une peinture de Max Beckmann, Le Dompteur, dont le propriétaire est… Cornelius Gurlitt. Le galeriste de Beckmann était Alfred Flechtheim, un marchand juif spolié après sa fuite d’Allemagne en 1933. En 1934, le tableau fait partie de la collection Gurlitt, dont le fils restituera aux héritiers Flechtheim 40% des 725 000 euros qu’a rapportés la vente.

Le 7 avril 2014, un accord est enfin passé entre le cabinet d'avocat qu'a enfin choisi Cornelius Gurlitt et le gouvernement fédéral allemand. Il stipule la restitution des œuvres spoliées aux ayants droit, les autres, celles pour lesquelles aucune réclamation ou aucune preuve de spoliation n’a été fournie, seront rendues à Gurlitt. Les experts mettent en doute la légitimité de la propriété sur 590 œuvres. Faut-il encore que, dans l'année qui suit, une famille spoliée se fasse connaître. L'accord à peine conclu, Cornelius décède chez lui  le 6 mai après avoir subi une opération cardiaque. Il avait pris le soin de faire du musée de Berne l’héritier de sa collection inestimable. Celui-ci a accepté. Les œuvres non spoliées, bien évidemment. Trois tableaux ont déjà été reconnu comme spoliés par un groupe d'experts internationaux. À cette heure, un seul vient à peine d'être restitué. Il s'agit de la toile Femme assise de Matisse reconnu comme appartenant au marchand d'art français Paul Rosenberg. Deux cavaliers sur la plage de Max Liebermann et La Seine vue du Pont-Neuf de Camille Pissaro sont en cours de restitution par le musée de Berne.

On n'attend plus que le producteur de cinéma qui mettra l’histoire en film.

© Jacques Moulins 2015

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