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Avignon : Avec « Place des Héros » Lupa au sommet de son art

par Jacques Moulins
Rasa Samuolyte (Herta) et Eglė Gabrenaite (Mme Zittel) dans
Rasa Samuolyte (Herta) et Eglė Gabrenaite (Mme Zittel) dans "Place des Héros" de Thomas Bernhard mis en scène par Krystian Lupa. © Christophe Raynaud de Lage
Arts vivants Théâtre Publié le 25/07/2016
Krystian Lupa, à qui le festival d’automne de Paris consacrera un portrait, est au sommet d’un art théâtral original. Ce travail innovant du metteur en scène polonais, avec les acteurs du théâtre national de Lituanie, est magnifiquement à l’œuvre pour la dernière pièce de Thomas Bernhard, « Place des Héros » donnée au festival d’Avignon.

On ne pouvait rêver plus belle fin à la 70e édition du festival d’Avignon que la représentation donnée par Krystian Lupa. Créée en mars 2015 au théâtre national de Lituanie, Place des Héros de Thomas Bernhard est mise en scène avec tant d’intelligence et d’élégance que le public de la salle de Vedène l’a saluée d’une standing ovation, un spectateur s’écriant même « c’est cela qu’il fallait pour la Cour d’honneur ».

Comme toujours avec Krystian Lupa, comme l’an dernier lorsqu’il a donné à la Fabrica une adaptation du roman de Thomas Bernhard Des arbres à abattre, le travail théâtral est d’une remarquable précision sur un texte qu’il est si facile de dénaturer en pamphlet dénonciateur, avec des acteurs exactement là où il faut. À 73 ans, Krystian Lupa maîtrise à la perfection « son » théâtre où le monologue intérieur de l’acteur et l’immersion du metteur en scène dans l’essence même du texte signent sa façon d’œuvrer. L’innovation théâtrale était sur les planches de la salle de Vedène.

 

Un texte d’abord. Thomas Bernhard n’est pas un tendre. Toute son œuvre est marquée du sceau de la détestation pour son pays, l’Autriche, qui s’est donné au nazisme avec tout l’élan purificateur de sa sainte foie catholique. Il a souffert depuis le plus jeune âge du conformisme et de l’hypocrisie d’une société qui n’a jamais voulu se regarder elle-même, se remettre en cause, et passe son temps à dénigrer le voisin, la connaissance, l’ami même. Cette détestation, pour être honnête, ne peut épargner les personnages qui la portent haut et fort. Le professeur Schuster, héros invisible de la pièce, s’est en effet donné la mort avant les trois coups. Personne d’une moralité intransigeante, il en est devenu malade au point d’habiter, près de son université, sur une place qui glace son épouse. La Place des Héros à Vienne est le lieu où se rassemblèrent en foule et quasi spontanément les Autrichiens venus acclamer Hitler après l’annexion de leur pays par le Reich.

Dans cette pièce, la dernière écrite alors qu’il se savait condamné par la maladie, Thomas Bernhard ne cache pas son angoisse. Il craint, et l’écrit, le retour des nationalistes à la mode germaine. La pièce l’annonce : « Ce n’est qu’une question de temps pour que les nazis reviennent au pouvoir » (traduction Porcell pour les éditions de l’Arche). Espérons que les futures élections présidentielles ne lui donneront pas raison. Il dit clairement pourquoi cela semble à nouveau possible : par le conformisme de nos sociétés, par l’attachement à l’ordre établi, même parfois de la part de ceux qui le critiquent le plus. Par la capacité qu’a chaque citoyen de reproduire inlassablement, de génération en génération, cet ordre. Il ne s’agit pas de dénoncer les responsables, cela est acquis, il s’agit de montrer combien les complicités et les compromissions à cet ordre établi nous en rendent chacun responsables. Étrange moment, lorsque dans la salle les spectateurs approuvent d’un rire bruyant la dénonciation du chancelier socialiste et de la « culture journalistique », d’un rire un peu moins fort la charge contre l’église et le pape, puis plus de rires du tout lorsque le frère du professeur, qui partage sa détestation de la société, s’en prend aux enseignants ou au communisme.

L’écriture, c’est la façon de Bernhard, est excessive. C’est de cette excessivité, intérieurement travaillée, que Krystian Lupa fait une pièce grandiose en s’appuyant sur une façon bien à lui d’exalter, dans l’acteur, le monologue intérieur du personnage.

 

Une mise en scène innovante. Le metteur en scène polonais ne laisse rien au hasard. La dimension imposante de la scène ne l’effraie pas, même pour le premier acte fait d’un quasi monologue. Elle le sert. Des chaussures à cirer étalées en file, des costumes nettoyés dans l’armoire, le déménagement inutile des affaires du défunt maniaque et dépressif dont sa gouvernante dit à Herta, la jeune femme de chambre, comment il lui a appris à plier les chemises. C’est à travers ces vêtements, dans un dressing dont la fenêtre surdimensionnée donne sur la Place des Héros, que Madame Zittel décrit le professeur et son entourage dans sa quotidienneté. La deuxième scène entre son frère Robert et ses filles Anna et Olga, donnera une description plus intime, plus familiale, et le dernier acte qui réunit la famille et les amis pour le souper d’enterrement, une approche plus complexe, plus sociale.

La lenteur du premier acte oblige à entrer dans ce langage simple, direct où la gouvernante rapporte des propos tronqués sur le mode d’un ragot de domestique dont la sensibilité n’est pas exclue. Elle reproche à la jeune Herta de ne pouvoir comprendre ces mots qu’elle-même ne semble saisir que par l’admiration qu’elle porte encore à son employeur. Elle est, dira le professeur Robert « le centre », comme si elle incarnait la réalité de la vie normale, banale mais indéniable parce que lourdement présente.

Lupa ne nous la rend pas sympathique, la sympathie serait inopportune dans une telle pièce, mais toujours, toujours, même aux moments des plus virulentes imprécations misanthropiques, les voix, les visages, cette forte présence des corps sur scène, nous garantissent l’humanité. Thomas Bernhard l’a voulu latente, émergeant dans des détails, Lupa l’embellit sans ostentation. Lui qui se voit plus en inspirateur d’acteurs qu’en directeur.

 

Des acteurs « sains ». Pour captiver pendant les quatre heures que dure la représentation, il faut des acteurs remarquables. Ils sont tous membres du théâtre national de Lituanie. Le rôle de Madame Zittel (Eglė Gabrėnaitė) et du professeur Robert Schuster (Valentinas Masalskis) sont primordiaux. Par leur long monologue, l’une tient le premier acte, l’autre une bonne partie des deux suivants. Ils en imposent autant par leur diction posée que par une gestuelle fine et justement expressive. Des acteurs « sains » selon le mot de Krystian Lupa.

Il n’y a aucune affectation dans le jeu qui fait corps avec le texte, Valentinas Masalskis est aussi péremptoire, incontournable, désabusé, meurtri, que son personnage peut le suggérer. Il semble au fond de lui. La haine d’une société qui étouffe et abrutit l’humain, énoncée sans cri ni forfanterie, le maintient en vie, heureux encore de quelques beautés qu’il faut déceler dans la pourriture ambiante, lui qui a « toujours admiré ceux qui se suicident ». Il comprend ses nièces, il reconnaît que son frère a étouffé sa femme, l’obligeant à vivre entre leur maison de campagne qu’elle déteste et l’appartement viennois qui la rend malade en raison des cris et hurlements qu’elle ne cesse d’entendre venant de la Place des Héros. C’est cette place qui aura le mot de la fin. D’elle, montent à nouveau les clameurs de l’Anschluss.

 

Place des Héros (Didvyriu Aikste) de Thomas Bernhard. Mis en scène, scénographie et lumières de Krystian Lupa. Créée en mars 2015 au Théâtre national de Lituanie, première en France au festival d’Avignon du 18 au 24 juillet. Avec Povilas Budrys, Neringa Bulotaitė, Eglė Gabrėnaitė, Doloresa Kazragytė, Viktorija Kuodytė, Valentinas Masalskis, Eglė Mikulionytė, Vytautas Rumšas, Arūnas Sakalauskas, Rasa Samuolytė, Toma Vaškevičiūtė. La pièce sera reprise, par le festival d’automne de Paris au théâtre de la Colline du 9 au 16 décembre. (Sont également reprises Des arbres à abattre à l’Odéon du 30 novembre au 11 décembre et Déjeuner chez Wittgenstein aux Abbesses/Théâtre du ville du 13 au 18 décembre).

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