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Pour François Jullien, il n’y a pas d’identité culturelle

par Pierre Magnetto
François Jullien, philosophe, sinologue et helléniste.©Mira
François Jullien, philosophe, sinologue et helléniste.©Mira
Livre Essai Publié le 27/10/2016
« Il n’y a pas d’identité culturelle », tel est le titre du dernier essai du philosophe François Jullien qui s’insurge contre les thèmes qui se sont imposés dans l’espace public en France, ceux de l’identité identitaire et de l’identité culturelle, « parce que le propre d’une culture est de muter ». Le philosophe propose un déplacement conceptuel, opposant à la place de la notion de " différences culturelles ", les concepts d’ " écart " et de " ressources culturelles ".

« Il n’y a pas d’identité culturelle. » Au moment où les thèmes de l’identité culturelle de la France, de ses ancêtres les Gaulois ou de ses racines chrétiennes, ont envahi l’espace public, le philosophe, sinologue et helléniste François Jullien sort un essai au titre explicite, qui détone dans l’ambiance du moment. Ce livre, « c’est une façon de m’introduire dans ce débat qui n’est pas un débat, ou en tout cas un débat mal posé. J’ai cru bon de devoir m’engager par un manifeste* disant on se trompe de notion, laissons de côté identité et différence, pour parler d’écart et de ressources » confie-t-il. Ecart, ressources, voilà lâchés les deux notions, les deux concepts que propose François Jullien pour aborder et penser la question des différences culturelles.

Reconnaître le divers des cultures

Pour mieux faire comprendre son propos, le philosophe tient d’abord à distinguer les notions d‘universel, d’uniforme et de commun qui peuvent sous-tendre la notion d’identité, « parce qu’on tend à les confondre et que le propre du philosophe est d’essayer de faire en sorte que les notions deviennent des concepts et des outils pour penser de façon très rigoureuse ». Universel d’abord, les lois de la nature, de la physique, des mathématiques sont universelles parce qu’elles s’imposent à tous, « mais est-ce que les lois comme celles des droits de l’homme, ce qui relève de l’éthique, du politique, sont de cet ordre-là ? », s’interroge-t-il. Pour lui il n’en est rien évidemment mais c’est «  au nom de cette conception que les valeurs européennes ont pu être promues au rang de valeurs universelles. La culture dominante européenne, devenue occidentale par la suite, s’est imposée parce que l’Europe avait la puissance et la force. » Mais la donne a changé, « depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est en retrait, elle doit donc reconnaître le divers des cultures. D’où la nécessité aujourd’hui de dialoguer culturellement. Avant il n’y avait pas de dialogue, il y avait l’homme civilisé et celui qui ne l’était pas ou qui était en route vers la civilisation, on ne peut plus penser comme ça aujourd’hui. »

Le risque du communautarisme

L’uniforme ensuite, « on pourrait croire que c’est la réalisation de l’universel, son résultat », indique le philosophe, « à mon sens, ça en est totalement distinct. L’universel est un concept de la raison, tandis que l’uniforme est un concept de la production. Aujourd’hui, avec la mondialisation, l’uniforme sature le paysage et on est tenté de le prendre pour de l’universel, alors que ce n’est qu’une commodité de production, de rentabilité économique. Avec Harry Potter ou Millenium par exemple, nous avons un phénomène d’uniformisation mondiale, le même livre, au même moment dans toutes les langues. Il uniformise l’univers imaginaire des jeunes mais ce n’est pas pour autant universel. » Quant au commun, il s’agit « de ce qui se partage », ce qui « est donné pour partie et choisi pour une autre part quand on décide par exemple de partager un commun politique, un engagement associatif ou autre ». Mais, le risque du commun est de dessiner « un dedans » excluant « un dehors », c’est-à-dire tout ce qui n’est pas partagé, ce qui peut donner naissance aux communautarismes.

L’universel jamais satisfait

La culture n’est donc ni universelle, ni uniforme et le « concept d’identité culturelle au sens universaliste est inopérant parce que le propre d’une culture est de muter ». Pour autant, il y a une autre acceptation de la notion d’universel, c’est ce qu’il appelle « l’universel jamais satisfait, ne cessant de chercher davantage, qui maintient ouvert l’horizon au lieu de le replier en frontières communautaires identitaires. Cet universel-là, régulateur, rebelle, est celui qui empêche le commun de se refermer en communautarisme, qui permet de prendre conscience de ce qui manque au tout, parce que quand on croit tout avoir, on n’a pas le soupçon de ce qui manque au tout. Cet universel, jamais satisfait donc, ne cesse de déployer du commun, de faire reculer l’horizon ».

L’écart culturel pour construire du commun

S’il n’y a pas d’identité culturelle ni d’universel culturel, en revanche il y a de l’écart culturel. L’écart qui « est une figure non pas de rangement mais de dérangement, une figure exploratoire. Jusqu’où va l’écart ? On dit en français il a fait un écart, un écart de conduite, de langage : c’est sortir de la norme, de l’attendu du convenu. Ouvrir un écart c’est ouvrir un autre possible et c’est en cela qu’il est fécond. » Ce que fait apparaître l’écart, ce sont les différentes ressources culturelles qui permettent de construire du commun. « Ressource s’oppose à identité », ajoute-t-il. « Qu’est-ce qui fait identité, La Fontaine ou Rimbaud ? Moi je dis autant l’un que l’autre, c’est l’écart des deux, la culture française s’est développée à la fois grâce à l’un et grâce à l’autre et c’est la tension entre eux qui fait sa richesse. Parlons de l’identité culturelle européenne, un exemple politiquement très lourd. Quand on a voulu écrire le préambule de la constitution européenne, on a voulu définir l’Europe et on n’y est pas arrivé. C’était impossible. Les uns disaient qu’elle est religieuse, d’autres on dit non, elle est laïque. Mais l’Europe est les deux à la fois, l’écart des deux, la tension entre les deux. Cessons donc de nous chipoter sur nos ancêtres les Gaulois, sur les racines chrétiennes de la France, parce que ce faisant on remet dans les lois de la nature ce qui est culturel. Si on fait naître la France avec Clovis, où sont les Gaulois ? Ils n’étaient pas très chrétiens. Je ne pense pas qu’il y ait des racines chrétiennes en France, mais des ressources. Je ne suis pas chrétien, je suis philosophe, mais philosophe reconnaissant, explorant les ressources de la pensée chrétienne. »

Le subjonctif, une ressource de la pensée

Alors quelles sont ces ressources et comment les défendre ? « La première d’entre elles c’est la langue », indique François Jullien. « Nos enfants à l’école doivent apprendre le Français, c’est-à-dire apprendre à développer les ressources de la langue française, les ressources de mode par exemple, le subjonctif qui n’est pas une obligation de la grammaire, mais une ressource de la pensée ». Autre ressource, le latin et le grec « parce que dans un temps d’apprentissage très court ces langues ouvrent des ressources énormes de compréhension de la langue française, mais aussi d’une diversité culturelle. On dit qu’on vient des Grecs, des Romains, mais que signifie « venir » si on n’a pas touché d’un peu plus près ce que c’est ».

Un défendre actif, non défensif

Quant à la défense de ces ressources culturelles elle ne passe pas par le repli sur soi, par l’exclusion des ressources des autres cultures. « Pour moi défendre signifie développer les ressources, les activer, un défendre qui est actif, non pas défensif au sens peureux, mais au sens de déploiement, de promotion. Défendre la culture française c’est promouvoir des ressources diverses. » Et puis, si on se réfère aux attentats qui depuis 2015 ont frappé la France et qui ont conduit à un réflexe identitaire, les outils conceptuels que propose François Jullien conduisent à une autre perception du monde. « Développer les ressources culturelles de façon active, rend incompatible, exclut d’emblée toute sorte de conversion mystico-terroriste que nous avons tous en tête. Lutter pour activer les ressources culturelles grâce auxquelles plus personne ne fera le djihad me paraît l’exigence du jour. »

  • François Jullien, Il n'y a pas d'identité culturelle, éditions de L'Herne, 7,50 €.
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