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Dounia Bouzar : « Que faire des centaines de jeunes qui vont revenir ? »

par Véronique Giraud
L'anthropologue Dounia Bouzar à Paris en 2013. © Didier Goupy
L'anthropologue Dounia Bouzar à Paris en 2013. © Didier Goupy
"Ils cherchent le paradis, ils ont trouvé l'enfer" de Dounia Bouzar aux Editions de l'Atelier. DR
'La vie après Daesh de Dounia Bouzar aux Editions de l'Atelier. DR
'La vie après Daesh de Dounia Bouzar aux Editions de l'Atelier. DR
Livre Roman Publié le 04/11/2016
Alors que se prépare à Mossoul une terrible offensive pour éliminer les troupes de Daesh que des milliers de jeunes ont rallié après avoir été embrigadés en France, Dounia Bouzar revient sur son livre "La vie après Daesh", où elle expose sa méthode de déradicalisation et décrit très concrètement les processus d'embrigadement. Marie-Castille Mention-Schaar s'est inspirée des séances et des ouvrages de l'anthropologue pour réaliser son film "Le ciel peut attendre", actuellement en salles.

Votre livre La vie après Daesh raconte le travail de votre équipe pour désembrigader quatre jeunes filles et un garçon. Comment décririez-vous ce que vivent ces jeunes gens ?

Un radicalisé n’a jamais envie d’être déradicalisé, il n’est jamais volontaire. C’est un grand malentendu avec les autorités publiques. Lui ne se perçoit pas comme radicalisé, mais comme ayant un libre-arbitre et plus de discernement que les autres. Il perçoit les personnes de son entourage comme endoctrinées, complotistes, et n’ayant plus leur libre-arbitre. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est souvent déscolarisé, en coupure avec ses parents et ses amis. Il ne se sent pas embrigadé du tout.

Le moment décrit dans La vie après Daesh se situe au milieu de la méthode expérimentale que nous avons mise en place avec les parents. Auparavant, et à l’insu du jeune, nous avons passé une première longue étape avec les proches - les parents quand il s’agit de mineurs, les conjoints pour les majeurs - à essayer de le replacer dans sa filiation et dans son corps. Car il n’y a pas de déradicalisation sans désincarnation, sans désaffiliation. Le discours de l’islam radical dissout l’individu au profit du groupe. Pour cela, il va lui faire oublier ses sensations, ses sentiments, ses repères affectifs et historiques, son corps tout simplement, le coupant de tout accès culturel, lui interdisant la musique, le dessin, le sport, même la relation et les échanges avec les autres. Afin que le groupe radical pense et existe à la place du jeune.

Cette phase précède ce qui se passe dans La vie après Daesh, elle vise à mettre en place des stratégies pour ressusciter en quelque sorte les repères affectifs, mémoriels, corporels du jeune. On va beaucoup utiliser pour les mineurs ce qu’on appelle les repères de la petite enfance. Pour cela on travaille avec les parents pour que le jeune retrouve un peu de lui-même, un peu de ce qu’il ressentait avant sa radicalisation. C’est un travail de plusieurs mois dans l’ombre. Les proches cachent leur relation avec notre équipe parce que si le jeune se rendait compte qu’une méthode est mise en place sur lui, que c’est volontairement qu’on lui a fait remanger le gâteau de ses cinq ans ou qu’on l’a ramené au lac où il pêchait avec son père, il combattrait cet élan et en informerait son groupe radical qui lui conseillerait une stratégie de dissimulation.

Pour nous, cette étape représente presque 60% de la méthode. Quand les parents vont trouver avec nous un scénario pour faire venir le jeune, toujours à son insu, à la séance de désembrigadement, le travail est déjà bien engagé.

 

Les séances de désembrigadement sont très empiriques. Vous écrivez dans votre livre que vous avez la peur au ventre lors de la première séance…

Dans cette séance, on cherche tout de suite à immiscer un doute dans la vision du monde du jeune. J’ai toujours mal au ventre parce que je sais que si on rate cette première séance il n’y aura pas une deuxième chance, en outre le jeune n’écoutera plus ses parents, qui lui ont menti. Ce n’est pas une séance de psychothérapie où on peut dire : la prochaine fois on approfondira tel point. Il s’agit de créer une faille suffisamment importante dans la vision du jeune pour qu’il ait envie de revenir. Pour cela, tout va dépendre du témoignage des repentis qu’on a préparés et du choix des repentis. Au fur et à mesure, nous avons compris que c’est ce qui peut permettre au jeune de douter de l’identité des djihadistes de son groupe radical. C’est comme cela qu’il va revenir, plus que par un lien de confiance.

 

Le parcours de ces adolescents, très inattendu, est-il toujours le même ?

Non pas du tout. Et c’est la grande supériorité de Daesh dans la terreur par rapport à al-Qaïda qui avait une idéologie plus islamo-politique, plus structurée. Daesh n’est pas une secte mais les recruteurs francophones de Daesh utilisent des méthodes de dérives sectaires pour masquer leur véritable identité et du coup parvenir à individualiser l’embrigadement des jeunes en adaptant les raisons de s’engager dans leur projet à leur profil psychologique. Ils font une véritable étude, non seulement du profil psychologique du jeune, mais aussi de son idéal, et ils vont adapter le motif d’engagement dans leur groupe à cet idéal et à son profil. Le recruteur ne va pas proposer le même motif de s’engager à un jeune qui vient de perdre son grand-parent, à celui qui a vécu la discrimination toute sa vie, à celui qui est pétri de valeurs humanistes et veut absolument devenir utile, à celui qui veut en découdre et cherche son identité. Les recruteurs savent adapter l’idéologie djihadiste à chacun, en cachant leur vrai projet d’extermination et de purification. C’est ce qui fait la terrible diversité des jeunes qu’ils arrivent à faire basculer.

 

Ce processus d’embrigadement, très long, semble peu efficace.

Non, ce n’est pas long. Des jeunes basculent en moins de deux mois. Ils ne les convainquent pas de l’idéologie djihadiste, ils les convainquent d’autre chose, comme de sauver les enfants syriens gazés. Actuellement, le processus s’allonge un peu mais début 2014 des jeunes basculaient en moins de deux mois, avec bac+3 ou sans espoir social. Les recruteurs étaient très efficaces puisqu’ils mentaient complètement sur leur vrai projet et, une fois que le jeune arrivait sur place, on peut dire qu’il se déradicalisait en voyant la réalité mais il était séquestré. Hanane, dont il est question dans le livre, est une des seules survivantes qui a pu s’échapper sans être mariée. On n’a pas d’autres filles revenues vivantes sans un mari qui veut s’échapper.

 

Vous écrivez « Sortir de l’embrigadement met dans une grande solitude », en parlant des adolescentes sur lesquelles vous avez travaillé. Que se passe-t-il alors pour elles ?

Depuis la sortie du livre, les jeunes me disent : ton titre n’était pas le bon, le vrai titre est "Il n’y a pas de vie après Daesh". À l’époque, les parents étaient la principale difficulté de la déradicalisation parce qu’ils restaient traumatisés, c'était très long de les faire sortir de la grille radicalité. Or une fois que les jeunes en étaient sortis, ils avaient besoin d’espaces de liberté pour reconstruire des rituels d’autonomie que le groupe radical leur avait ôté. C’était compliqué, beaucoup de jeunes restaient musulmans et recommençaient à zéro. Les signes d’islam continuaient à angoisser les parents parce que la perte de leur enfant avait eu la couleur et l’odeur de l’islam. Effectivement l’enfant ne se remettait pas à manger du porc immédiatement, il y avait un conflit très fort et très long.

Quand j’ai écrit le livre, on était vraiment à l’intérieur. Il reste très juste : il faut énormément accompagner les parents pour qu’ils puissent travailler leur traumatisme, maîtriser davantage les signes de radicalité, apprendre à l’enfant à comprendre ce traumatisme et le rassurer. C’était important aussi pour eux de ne pas se voir eux-mêmes comme des monstres, de voir d’autres parents qui avaient pu donner cet espace de confiance et de liberté à leur enfant.

 

Quel avenir pour ces jeunes ?

Si les jeunes ont rectifié le titre pour « Il n’y a pas de vie après Daesh » c’est qu’une fois que les parents sont arrivés à refaire confiance au jeune, le problème est que les institutions n’arrivent pas à faire l’effort des parents. Quantité de jeunes sont aujourd’hui complètement stabilisés, déradicalisés, mais la société ne l’accepte pas. Des jeunes ont été refusés par l’Éducation Nationale, d’autres par tous les employeurs, même pour faire des cartons dons une grande surface alors qu’ils ont Bac+4, alors qu’ils ont sauvé d’autres jeunes derrière eux. La fin de la déradicalisation se construit toujours en repenti.

Chacun des 1034 jeunes que j’ai aidés a voulu témoigner pour un autre. C’est sa résilience, sa façon de dire : qu’on me pardonne ! Ils ont tous été embrigadés mais ils ont tous embrigadés d’autres personnes, ils sont à la fois victimes et coupables. Dans le film de Marie-Castille Mention-Schaar, on voit bien comment Sonia craque, comme elle prend sur son dos cette responsabilité parce que Mélanie est passée par sa faute, et va mourir par sa faute. Une fois déradicalisés, les jeunes doivent vivre avec la mort des autres. Même si ce n’est pas une mort liée à un attentat, il y a la mort de ceux qui sont partis là-bas. Ils sont tous un passage où ils sauvent des vies, sinon ils ne peuvent pas revivre eux-mêmes. À ce stade, je fais un rapport disant : ce jeune est stabilisé, remettons-le à l’école – j’ai détecté 10% de surdoués – il peut rattraper en un an ce qu’il a loupé en deux ans, donnez-lui sa chance, il a besoin de revenir un individu qui pense, de refaire confiance aux professeurs, à la société. Ces jeunes ont compris que leur engagement était le mauvais. Pour arriver à combler leur motif d’engagement premier – agir pour une société plus juste – ils ont compris qu’il fallait s’engager pour l’État français à un niveau quelconque, assistante sociale, professeur, l’ENA, infirmière, médecin. Ces jeunes sont hyper motivés en ayant compris leur première erreur et leur idéal, mais personne ne veut d’eux. Je suis des centaines de jeunes qui sont dans un état dépressif. C’est un vrai problème. Il faut sonner l’alarme.

J’ai fini par embaucher le plus vieux d’entre eux, Fahrid Neyettou, parce que cela fait sept ans qu’il est au chômage alors qu’il est infirmier psychiatrique. Je veux bien que la société en fasse des bouc émissaires mais, à moins qu’on les tue tous avec des drones ou des bombardements, des centaines de jeunes vont revenir qui auront fait le deuil de l’utopie de la chimère djihadiste. Que compte faire la société à ce moment là ? Ou alors qu’on soit clair, qu’on fasse un Guantanamo à la française.

 

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