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Le Festival d’automne fait le « portrait » de Krystian Lupa

par Jacques Moulins
La scénographie très réussie de Krystian Lupa pour
La scénographie très réussie de Krystian Lupa pour "Des arbres à abattre". © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Arts vivants Théâtre Publié le 18/11/2016
Krystian Lupa n’a pas besoin de l’actualité pour faire le buzz. Ses créations, dont trois sont présentées au festival d’automne de Paris, sont en soi des événements. Mais l’actualité le rattrape également quand le gouvernement populiste polonais provoque les gens de théâtre.

Le théâtre en Pologne, depuis Adam Mickiewicz, fait fortement partie de l’histoire culturelle, avec ses auteurs de renom international comme Witold Gombrowicz (1904-1969) et Slawomir Mrozek (1930-2013), ses grands metteurs en scène, Tadeusz Kantor (1915-1990) et Jerzy Grotowski (1933-1999), son public bien sûr, et les nombreuses salles qui l’accueillent, dont la dernière, le Nowy Teatr, a été inaugurée en avril à Varsovie grâce à la ténacité du metteur en scène Krzysztof Warlikowski, qui voulait son théâtre et l’a eu, malgré l’inertie active de la droite populiste au pouvoir. Cette même droite qui entend nommer un acteur plus connu pour ses sympathies politiques que pour ses visions artistiques au théâtre de Worclaw. Le théâtre Polski de la ville est une institution à la pointe de la création théâtrale européenne. Son directeur Krzysztof Mieszkowski étant parti, un jury a été nommé pour désigner le successeur. Krystian Lupa était membre de ce jury qui a choisi Cezary Morawski par six voix sur huit. L’homme est la vedette d’un feuilleton genre soap-opera, bien éloigné des exigences esthétiques de sa nouvelle fonction.

Deux choses ont mis en rage Lupa. Le choix de Cezary Morawski, dont le profil ne correspond pas à celui attendu. Et le fait qu’il s’est fait berner. Le candidat a en effet été reçu avant le choix du jury par le ministre de la Culture qui semble avoir pesé à plus d’un titre pour sa nomination. « Il s'agit d'une décision politique sans précédent, qui ruine le processus artistique mis en œuvre depuis des années au Polski. À Wroclaw, on détruit un théâtre.» s'est-il insurgé. En conséquence, le metteur en scène le plus réputé de Pologne a annoncé qu'il ne présenterait pas la création à l’affiche en novembre du Polski, Le Procès de Kafka, qu’il répète depuis quatre mois avec vingt acteurs. De leur côté, les comédiens du théâtre ont annoncé se mettre en grève. La situation est aujourd’hui bloquée.

 

Complicité avec Thomas Bernhard. Sa prochaine création risque donc de ne pas  voir le jour en Pologne. Mais trois de ses dernières pièces font l’objet d’un hommage particulier qu’a voulu lui rendre le festival d’automne à Paris. Trois pièces de ou d'après l’écrivain autrichien Thomas Bernhard, Place des Héros et Des arbres à abattre, données ces deux dernières années au festival d’Avignon et Déjeuner chez Wittgenstein, présentée en 2004 au théâtre de l’Odéon. Trois pièces qui s’inquiètent du conservatisme et du nationalisme jusque dans les milieux qui leur sont a priori les plus opposés.

La passion de Krystian Lupa pour les textes de Thomas Bernhard (il crée le 14 octobre 2016 une nouvelle pièce de l’auteur à Barcelone) est presque fondatrice de son théâtre, d’une intelligence et d’une rigueur intellectuelle qui font de lui un des grands metteurs en scène européens contemporains. Le public ne s’y trompe pas. « C’est cela qu’il fallait pour la Cour d’honneur » s’est écrié un spectateur en se levant pour la standing ovation qui a suivi cet été au festival d’Avignon la présentation de Place des Héros.

Le travail théâtral est d’une remarquable précision sur des textes qu’il est si facile de dénaturer en pamphlet dénonciateur. À 73 ans, Krystian Lupa maîtrise à la perfection « son » théâtre où le monologue intérieur de l’acteur et l’immersion du metteur en scène dans l’essence même du texte signent sa façon d’œuvrer. En Thomas Bernhard, il a trouvé un complice. L’écrivain autrichien n’avait rien d’un tendre. Toute son œuvre est marquée du sceau de la détestation pour son pays, qui s’est donné au nazisme avec tout l’élan purificateur de sa sainte foi catholique. Il a souffert depuis le plus jeune âge du conformisme et de l’hypocrisie d’une société qui n’a jamais voulu se regarder elle-même, se remettre en cause, et passe son temps à dénigrer le voisin, la connaissance, l’ami même. Cette détestation se traduit par une écriture excessive. C’est de cette excessivité, intérieurement travaillée, que Krystian Lupa fait ses pièces. Mais chez lui pas de vindictes ni de tribuns. Comme des plans très longs, la lenteur de l’action, le détachement feint avec lequel les acteurs disent des phrases plus provocantes les unes que les autres confèrent un calme glacial à ces appels terrifiants lancés par des personnages qui se sont suicidés.

 

Une "école" de mise en scène. Le metteur en scène polonais ne laisse rien au hasard. Chez l’acteur, par un long travail, il cherche à créer ce qu’il appelle « la danse avec son personnage », une « sorte de folie, de contact intime », « un mûrissement du corps pour pouvoir représenter le personnage » explique-t-il dans un long entretien mené par Jean-Pierre Thibaudat et publié chez Actes Sud.

Dans aucune des trois pièces présentées, les personnages ne sont rendus sympathiques. La sympathie serait inopportune. Ces domestiques, philosophes, artistes prisonniers de leur rôle, de leurs affirmations esthétiques passées, de leurs petites ou grandes compromissions, sont en fait terriblement humains. Et si le rire l’emporte, c’est que la mort est moins au rendez-vous de notre dramaturgie contemporaine que le ridicule et l’étroitesse de vue qui, à un moment ou à un autre, nous affectent tous. Car toujours, même aux moments des plus virulentes imprécations misanthropiques, les voix, les visages, cette forte présence des corps sur scène, nous garantissent l’humanité. Thomas Bernhard l’a voulu latente, émergeant dans des détails, Lupa l’embellit sans ostentation. Lui qui se voit plus en inspirateur d’acteurs qu’en directeur.

C’est que l’ambition de ses mises en scène, comme tant de nombreux créateurs aujourd’hui, n’est pas de nous faire une leçon d’histoire ou d’humanité. Pas plus qu’elle n’est d’exposer une esthétique ou de suggérer une politique. Mais laissons Lupa le dire lui-même : « Faire le diagnostic de la réalité avec un certain sentiment de supériorité est un résidu du rationalisme du XXe siècle, et dans notre monde spirituel actuel, cela ne peut aboutir qu’à un échec. Si le monde est malade, c’est justement parce que les gens qui essaient de le diriger regardent la réalité de l’extérieur. »

 

Des arbres à abattre à l’Odéon du 30 novembre au 11 décembre. Place des Héros au théâtre de la Colline du 9 au 16 décembre. Déjeuner chez Wittgenstein aux Abbesses/Théâtre de la ville du 13 au 18 décembre.

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WYCINKA HOLZFÄLLEN - Des Arbres à Abattre -

Texte : Thomas BERNHARD -
Traduction : Monika MUSKATA -
Adaptation, mise en scène, scénographique et lumière : Krystian LUPA -
Apocryphes : Krystian LUPA -
Costumes : Piotr SKIBA -
Musique : Bogumił MISALA -
Vidéo : Karol Rakowski, ŁukaszTWARKOWSKI -
Assistanat à la mise en scène : Oskar SADOWSKI, Sebastian KRYSIAK, Amadeusz NOSAL -
Traduction et adaptation française pour le surtitrage : Agnieska ZGIEB -

Avec 
Bożena BARANOWSKA - 
Krzesisława DUBIELOWNA - 
Jan FRYCZ -
Anna ILCZUK -
Michał OPALINSKI -
Marcin PEMPUS -
Halina RASIAKOWNA - 
Piotr SKIBA -
Adam SZCZYSZCZAJ - 
Andrzej SZEREMETA -
Ewa SKIBINSKA -
Marta ZIEBA -
Wojciech ZIEMIANSKI -
Lieu : La Fabrica -
Ville : Avignon -
Le 04 07 2015 -
Photo : Christophe RAYNAUD DE LAGE
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