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Le Mexique, Don Winslow, le narcotrafic, la presse, le silence ou le plomb

par Pierre Magnetto
Dix ans après
Dix ans après "La griffe du chien", Don Winslow poursuit son récit vertigineux de la guerre de la drogue au Mexique avec "Cartel".DR
Livre Roman Publié le 31/03/2017
En moins d’un mois, trois journalistes ont été assassinés au Mexique. Depuis le début des années 2000, plus de 130 ont été exécutés ou ont disparu. En cause bien sûr, les cartels de la drogue, véritable état dans l’Etat. Après "La griffe du chien" paru en 2005, l’écrivain Don Winslow poursuit son oeuvre romanesque et documentaire sur la guerre de la drogue au Mexique avec "Cartel", livre dédié aux journalistes assassinés.

Au cri de « on ne tue pas la vérité en tuant des journalistes », des centaines de manifestants ont défilé dans les rues de Mexico et de plusieurs autres grandes villes du Mexique le samedi 25 mars. Des manifestations quasiment spontanées survenant 48 heures après l’assassinat de Miroslava Breach, correspondante à Chihuahua du quotidien La jornada (La journée), la troisième journaliste exécutée dans le pays en moins d’un mois. Dans ce pays de l’hyperviolence, où les homicides se comptent par dizaines de milliers par an depuis plus de 40 ans (36 000 meurtres ou disparitions en 2016 selon Amnesty international) sur fond de narcotrafic, Miroslava est la 103e journaliste victime de tueurs depuis le début des années 2000, 23 autres ayant tout simplement disparu. Leur tord, on l’aura compris, s’intéresser d’un peu trop près au trafic de drogue, à la corruption qui gangrène le pays, aux disparitions comme celles de ces 43 étudiants d’Iguala enlevés en septembre 2014 par un mystérieux commando et dont on n’a jamais retrouvé la trace, aux atteintes des droits humains envers les minorités indiennes, etc.

 

Les journalistes assassinés et disparus. Les noms de la plupart de ces journalistes qu’on a fait taire, sont égrenés en préambule de Cartel, roman écrit par Don Winslow, paru en France fin 2016. C’est à eux que le roman est dédié, « les journalistes assassinés ou disparus au Mexique pendant la période que couvre ce roman (2004-2012 – NDLR). Il y en eu d’autres depuis » précise l’auteur. Don Winslow, écrivain américain vivant à San Diego en Californie, auteur d’une trentaine de romans policiers, est à l’histoire du narcotrafic et à celle du Mexique, ce que James Ellroy peut représenter pour l’histoire contemporaine des Etats-Unis, le révélateur de toutes les machinations, de tous les complots, de toutes les violences habituellement couverts par l’omerta, qui sont le fait de collusions entre la pègre, des politiciens, les services de renseignement, les intérêts économiques et stratégiques des Etats.

 

Un premier volet en 2005. En 2005 Don Winslow publiait La griffe du chien. Le premier volet du diptyque s’étire de 1975 à 1999. Dans un style particulièrement réaliste, ce qui n’a rien d’étonnant pour un ancien journaliste, Winslow construit un récit à la fois romanesque et documentaire, s’inspirant directement de personnages existants (ou ayant existé), parfois désignés sous leur véritable identité, parfois par des noms d’emprunt (pour ceux qui sont encore en vie), mais introduisant bien sûr des personnages fictionnels, pour relater un quart de siècle de guerre contre la drogue. Il y raconte l’ascension d’Adàn Barrera, incarnation ici de Joaquim Guzman, dit El Chapo, qui a unifié les cartels mexicains de la drogue, dans le sang faut-il le préciser, développé un véritable « modèle économique » du narcotrafic dans le pays, le Mexique étant passé sous sa férule du statut de « producteur » à celui de « logisticien », beaucoup plus lucratif, pour organiser le trafic entre les pays d’Amérique du Sud et les Etats-Unis.

 

Plomo o plata, un choix binaire. Que serait cette guerre sans les Etats-Unis justement et ses consommateurs de stupéfiants ? Ici l’administration américaine joue double, voire triple jeu. D’un côté la DEA (Drug enforcement administration), les stups américains représentés par l’incorruptible agent Art Keller, l’autre personnage clef du roman, qui mène une lutte acharnée malgré une hiérarchie qui lui met les bâtons dans les roues quand ses investigations bousculent d’autres intérêts nationaux. Parmi eux, le travail sous couverture de la CIA qui utilise le trafic de drogue pour financer les Contras du Nicaragua ou les groupes paramilitaires faisant la guerre au FARC en Colombie.

Ce roman croise aussi la firme Monsanto, qui épand plus que généreusement son Roundup sur les champs de coca dévastant non seulement les plantations illicites, mais aussi la nature environnante et les populations. Dans un gigantesque Capharnaüm où chacun joue sa partition en tirant profit d'un système corrompu, l’Opus Dei est aussi mise en scène, profitant de la situation pour étendre son influence au Mexique et pour liquider, au sens propre bien que ne faisant pas le sale boulot elle-même, les représentants de la théologie de la libération. Et puis, il y a bien sûr les flics mexicains, les militaires, les politiciens à la botte des cartels sous peine d’avoir à choisir entre « plomo o plata », le plomb ou l’argent, choix binaire, implacable, qui met en coupe réglée toute une société.

 

La guerre de la drogue dans une autre dimension. L’histoire reprend donc avec Cartel, Barrera, emprisonné aux Etats-Unis à la fin de La griffe du chien, s’évade, mettant à prix la tête de Keller qui, lui, désabusé et traumatisé, s’est retiré dans un monastère. Mais cinq années ont passé et c’est un autre monde dans lequel se retrouvent les deux protagonistes. La lutte pour le contrôle de tous les cartels, la guerre contre la drogue, tout aussi hyperviolentes qu’elles aient été par le passé, ont pris une autre dimension et font de nouveau rage. Barrera est une nouvelle fois au centre du jeu, la DEA sort Keller de sa retraite. Ce qui était jusque là des fusillades, s’est transformé en batailles rangées entre groupes lourdement armés, pour la suprématie sur le narcotrafic. Les cartels sont devenus plus que jamais un véritable état dans l’Etat, avec son lot de policiers, de militaires, de hauts fonctionnaires, de politiciens à leur solde. Parmi les nouveaux protagonistes de cette suite, des journalistes intègres.

 

Une tragédie humanisée pour le meilleur et pour le pire. Winslow poursuit donc le récit d’une tragédie collective, avec ses tueries devenues de masse, ses populations qui fuient une terreur à laquelle il est bien difficile d’échapper. Vu de loin, le narcotrafic se résume à des chiffres certes impressionnants mais qui à force d’être répétés entrent dans l’abstraction. La cocaïne, un marché de 30 milliards de dollars (28 milliards d'euros) aux Etats-Unis, dont 70% transitent par le Mexique ; le nombre de morts, des dizaines de milliers chaque année. Mais en mettant des visages et des noms sur ce drame, Don Winslow l’humanise, pour le meilleur et pour le pire, montrant qu’un tel monde est possible, et même plus que possible puisqu’il est à l’oeuvre au Mexique depuis bientôt un demi-siècle et que rien ne semble pouvoir l’arrêter. A force de mettre tout ça en pleine lumière l’écrivain sera-t-il lui aussi un jour confronté à cette alternative, du plomb ou de l’argent ? Pour les journalistes mexicains, c’est plus simplement silencio o plomo.

 

La griffe du chien, Don Winslow, traduit de l'anglais par Freddy Michalski, Editions Fayard 2007.

Cartel, Don Winslow, traduit de l'anglais par  Jean Esch, Editions du Seuil 2016.

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