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Julia Csergo, « Une politique culturelle de la gastronomie grâce à l’exception culturelle »

par Pierre Magnetto
Julia Csergo. DR
Julia Csergo. DR
L’essai de Julia Csergo, 
L’essai de Julia Csergo, " La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ? " © Editions Menu Fretin
Style de vie Gastronomie Publié le 20/04/2017
La France n’a pas su profiter de l’inscription du repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco pour organiser une politique de sauvegarde et de développement de sa culture gastronomique. Elle est passée à côté des véritables enjeux du patrimoine culturel immatériel. C’est ce que soutient l’historienne Julia Csergo, spécialiste d’histoire culturelle et des cultures et patrimoines alimentaires, dans son dernier essai « La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ? ».

Vous publiez La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ?, pourquoi ce questionnement ?

On dit de façon assez commune que la gastronomie est quelque chose de culturel, on a fait inscrire le repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, mais on en a une vision édulcorée. Pour moi, la culture est aussi un secteur économique, mettant en jeu des sommes importantes et un grand nombre d’emplois. Alors, si la gastronomie est culturelle, pourquoi ne la reconnaît-on pas comme une industrie culturelle ? Si on la considère comme étant une culture, alors les biens et les services qu’elle produit sont des marchandises culturelles et doivent bénéficier de la part du ministère de la culture de politiques d’économie culturelle, comme en bénéficient d’autres secteurs de la culture.

 

Que serait une politique d’économie culturelle de la gastronomie selon vous ?

Mettre en place une politique culturelle, cela signifie prendre des mesures économiques favorisant la diversité culturelle. Nous avons l’outil nécessaire, celui de l’exception culturelle. Puisqu’on considère la gastronomie comme une culture, alors on devrait pouvoir lui appliquer les règles permettant de protéger la diversité dans les traités commerciaux internationaux. Mais, tout ce qui touche à l’alimentaire relève du ministère de l’agriculture. Or ce dernier ne peut pas mettre en place des politiques culturelles. Le philosophe Michel Serres a lancé un appel pour qu’on prenne des mesures « d’exception agriculturelle », appel que j’ai signé, mais c’est très long de faire accepter une telle idée. Ce n’est pas du protectionnisme, mais on pourrait déjà protéger les secteurs de production par des mesures fiscales, comme celle qui avait été prise pour la TVA dans la restauration, mais en faisant plus dans la dentelle. Pourquoi, par exemple, ne pas diminuer les charges des restaurateurs qui mettraient en valeur les produits locaux ou ceux de l’agriculture durable, plutôt que de donner la même chose à tout le monde ? Est-ce que les producteurs et les artisans s’évertuant à respecter des cahiers de charges qui coûtent cher et ne sont pas compétitifs par rapport aux productions plus industrielles, ne pourraient pas être aidés afin qu’ils continuent à exercer leur savoir et que notre culture gastronomique ne périclite pas ?

 

Cela suppose aussi de s’entendre sur la signification du terme "gastronomie" et sur ce qu’on y met. En existe-t-il une définition claire ?

Effectivement, il s’agit d’un mot-tiroir dans lequel on a mis tout et n’importe quoi. Les pays anglo-saxons ont réussi à imposer leur conception. Pour eux, la gastronomie, ce sont les grands restaurants et les grands chefs. En France, historiquement, c’est l’art du bien manger, qui intègre toute la chaîne, la haute cuisine certes, mais pas seulement car il ne peut pas y avoir de haute cuisine sans de bons producteurs, de bons artisans, de bons agriculteurs. Il ne faut pas considérer que les plus puissants des grands chefs, qui ont des groupes financiers avec eux ou qui se sont constitués en groupe eux-mêmes, représentent la gastronomie à eux tout seuls.

 

Vous avez contribué à l’inscription en 2010 du repas gastronomique des Français au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco. Pourtant vous dites dans votre essai que ce repas est une « construction », que voulez-vous dire ?

A l’époque où je l’ai proposée, cette notion de repas gastronomique des Français n’existait pas. C’est en cela que parler de la gastronomie en tant que pratique sociale, est une construction. L’idée de repas gastronomique se référait jusque-là à ce qu’on mangeait au restaurant. Lorsque le président Sarkozy a voulu faire inscrire la gastronomie au patrimoine culturel immatériel, l’Unesco a dit qu’on ne pouvait pas, que cette notion était trop vague.  Alors je me suis demandé ce qu’on pourrait proposer pour qu’elle soit inscrite. C’est ainsi que j’en suis venue au repas. C’est le modèle français du repas, qui nous vient du XVIIe siècle, qui reste, avec la succession des services et l’ordre des plats, la référence, même s’il a évolué depuis.

 

Puisque c’est seulement la notion de repas qui a été retenue, les produits et les producteurs ne font-ils pas défaut ?

La première version du dossier de candidature proposait d’inclure les producteurs agricoles, les artisans, les cuisiniers, tous ceux qui détiennent les savoir-faire permettant de faire vivre le repas gastronomique. Mais dans leurs retours, les ministères de la culture et de l’agriculture ont demandé qu’on retire la référence aux agriculteurs, artisans, cuisiniers, alors évidemment que ça manque. Ça manque d’autant que dans la liste des inscriptions à l’Unesco, c’est le seul dossier entièrement vide de ce point de vue. Le texte de la convention précise que le patrimoine culturel immatériel s’incarne dans des objets matériels, en l’occurrence ça aurait dû être les produits, les producteurs, les mets, les arts de la table... Le dossier français est le seul qui ne s’incarne dans rien du tout et c’est justement pour cela qu’on ne peut pas mettre en place de politique d’économie culturelle favorable aux producteurs. Tous les autres pays ont pris des mesures de développement touristique, commercial, mais la France est passée à côté des enjeux de cette convention. Alors pourquoi n’avons-nous pas été suivis par les ministères ? Je n’ai pas la réponse à cette question. Etait-ce volontaire pour diverses raisons que j’ignore, était-ce par incompétence ou par manque d’intérêt ? Je n’en sais rien mais du coup, cette inscription est un rendez-vous manqué.

 

On assiste quand même à la constitution d’un réseau de cités de la gastronomie en France, cela ne va-t-il pas dans le sens d’une prise en compte économique et culturelle ?

Je n’ai pas travaillé sur les cités mais je les évoque dans mon livre pour montrer tous les dysfonctionnements sur ce dossier. En effet, l’idée de cités de la gastronomie reprenait celle du journaliste et gastronome Jean Ferniot qui, à l’époque où Jack Lang était au ministère de la culture, avait développé le projet d’un grand équipement culturel du type Beaubourg dédié à la gastronomie. Ça n’a jamais été fait et l’inscription à l’Unesco fournissait une nouvelle occasion de le faire. Et puis il y a eu l’appel d’offre de la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires pour créer ce réseau, mais il a été lancé de manière ambigüe. Il peut laisser croire qu’il s’agit d’une initiative des ministères de l’agriculture et de la culture alors qu’il s’agit d’une initiative de la Mission, constituée en association, ce qui était aussi une manière de forcer un peu la main de l’Etat. Les villes sélectionnées, Dijon, Tours, Lyon et Paris-Rungis (voir A lire aussi), n’étaient pas prêtes, il n’y avait eu ni la préparation ni la concertation qui auraient permis de définir ce qu’elles allaient faire. Par ailleurs, le terme de Cité de la gastronomie est une marque déposée à l’INPI. D‘autres villes ont lancé leur projet, comme Valence, mais elles ne peuvent le faire qu’à condition de porter un autre nom. Pour ce qui est des cités officielles on en est encore beaucoup au stade de la réflexion de contenus. Et pour ce que j’en vois, elles risquent de devenir des projets de BTP avec la construction d’hôtels, de complexes commerciaux, de cinémas, alors qu’au départ ce devait être des équipements pour mettre en avant la gastronomie. J’attends de voir. Pour l’instant pour moi ce n’est pas probant ; nous ne sommes pas dans du développement culturel.

 

Vous abordez aussi la question de la culture gastronomique à travers l’Histoire de France. Pour vous, quels que soient les régimes, la gastronomie a participé à la construction de la nation. Comment ?

J’ai été confrontée à cette hypothèse en travaillant sur le dossier Unesco. Les experts Unesco des autres pays s’étonnaient qu’on puisse parler en France d’une gastronomie nationale car, chaque région ayant ses spécificités, il y a une diversité régionale de la gastronomie. Ça m’a amenée à réfléchir. Est-ce qu’en parlant d’une gastronomie française on est là aussi dans une construction de l’esprit ou est-ce qu’il existe des fondements historiques ? En fait, dès le XVIe siècle et l’apparition de la monarchie absolue, ces spécificités françaises que sont à la fois les productions agricoles et alimentaires et les façons de manger et de cuisiner ont été mises en avant. Au départ cette culture s’est développée dans les élites, le petit peuple n’y avait pas accès. J’ai voulu savoir comment ce modèle s’est progressivement répandu dans la population et comment les élites l’ont utilisé pour développer un sentiment d’appartenance à une même nation. La République n’a pas du tout considéré qu’il s’agissait de quelque chose d’élitiste. Elle aussi a utilisé les bons produits, la cuisine, pour valoriser la diversité alimentaire et des productions agricoles, pour favoriser une éducation républicaine des Français. Elle a considéré que ce n’est pas parce qu’on est alsacien qu’on ne doit pas manger un plat du midi de la France ou boire un vin de Bordeaux. C’est cette circulation à travers le pays des recettes et des produits régionaux qui a participé à cette construction.

 

Cela n’est-il pas paradoxal pour un Etat qui se caractérise par un jacobinisme ayant notamment conduit à la quasi-disparition des langues régionales ?

Non, ce n’est pas tout à fait contradictoire car l’apaisement se fait autour de la table. Il s’est produit une régionalisation de la cuisine nationale et une nationalisation des cuisines régionales. Il faut dire que la gastronomie c’est quand même moins dangereux que la langue pour permettre aux diversités de s’affirmer, de constituer une culture commune. C’est un moyen convivial de réunir l’ensemble des Français, quelle que soit leur région. On peut même parler d’une gastro-diplomatie au niveau national.

 

La gastronomie est-elle une marchandise culturelle comme une autre ?, Julia Csergo, éditions Menu fretin 2017.

 

Julia Csergo est professeure à l’UQÀM (Université du Québec à Montréal). Elle a été responsable de la Mission française du patrimoine et des cultures alimentaires. De nationalité française, elle a également été maître de conférences d'histoire contemporaine à Université Lumière-Lyon 2, membre du Laboratoire d'Etudes Rurales, Lyon2-CNRS/INRA, membre du Laboratoire Images Sociétés Représentations, Paris 1-CNRS et docteure en sociologie (École des hautes études en sciences sociales, Paris, 1986).

 

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