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« La résistible ascension d’Arturo Ui » à la Comédie-Française

par Jacques Moulins
La résistible ascension d'Arturo Ui de Bertolt Brecht - Mise en scène Katharina Thalbach. Actuellement à la Comédie-Francaise. © Christophe Raynaud de Lage. Coll. Comédie-Française
La résistible ascension d'Arturo Ui de Bertolt Brecht - Mise en scène Katharina Thalbach. Actuellement à la Comédie-Francaise. © Christophe Raynaud de Lage. Coll. Comédie-Française
Arts vivants Théâtre Publié le 09/05/2017
La mise en scène de "La Résistible ascension d'Arturo Ui" de Brecht par Katharina Thalbach à la Comédie-Française est un pur moment de théâtre. Où l'on rit et s'inquiète sans confondre les époques.

Bertolt Brecht est un auteur qui fait aujourd’hui « partie du répertoire » comme Shakespeare, les classiques français ou les Romantiques. Il n’a pourtant pas été joué très souvent à la Comédie-Française qui donna en 1976 Maître Puntila et son valet Matti, pièce écrite juste avant Arturo Ui, puis Mère Courage et ses enfants. La Résistible ascension d’Arturo Ui est donc à ce titre un événement. Mise en scène par l’Allemande Katharina Thalbach, la pièce, présente la prise de pouvoir de Hitler et de sa bande. Ils sont ici transformés en gangsters américains, aux noms italiens,un parallèle auquel Brecht tenait beaucoup, exigeant de la mise en scène une égalité entre le traitement des deux mondes. La pièce, écrite en 1941, est déjà remarquablement documentée : Brecht n’ignore rien des capacités de corruption dont fit preuve Hitler face à un Hindenburg en mal de finances pour préserver ses possessions foncières, les pressions exercées par les nazis, la nuit des longs couteaux… Seule erreur historique, la croyance que l’incendie du Reichstag était le fait des nazis, alors qu’il fut bel et bien dû à un communiste hollandais isolé, comme le montra les travaux de Hans Mommsen, et que le génie politique de Göring fut de penser profiter de l’événement pour mettre définitivement fin au pluralisme et au parlementarisme.

 

Une filiation féconde. Katharina Thalbach est la fille de Benno Besson qui fut assistant de Brecht avec qui il créa le Berliner Ensemble. Sa mère, Sabine Thalbach, créa le rôle de  Dockdaisy dans ce grand théâtre de Berlin-Est en 1959. Familière d'une œuvre et d'un théâtre qui fut son enfance, elle prend le parti de représenter Arturo Ui en Hitler, Gori en Göring, Hindsborough en Hindenburg, Roma en Röhm, et Gobbola en Goebbels. Elle accentue l’esprit de farce macabre de la pièce, sans omettre les références incontournables, Le Dictateur de Charlie Chaplin et M le maudit de Fritz Lang, ou l'univers du dessinateur Georg Grosz. Pour ce faire, elle profite à merveille des possibilités qu’offre le professionnalisme de la troupe du Français. Et évite avec intelligence de tomber dans le piège des anachronismes faciles en temps de montée des extrêmes politiques. Tout en soulignant "l'hyper médiatisation actuelle de la politique ne fait que renforcer la façon dont Ui / Hitler parvient à séduire, manipuler et intimider les masses".

 

La bête immonde. La pièce se termine sur ce vers célèbre : « Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde ». Il serait dès lors aisé de développer l’idée jusqu’à nos jours. Dans son essai sur Les Ennemis intimes de la démocratie, le philosophe Tzvetan Todorov note que ces « appels (…) à se méfier de « la bête immonde » dont le ventre serait encore fécond (…) ne servent plus qu’à donner bonne conscience à ceux qui les lancent ». Et avance : « Non : la guerre est vraiment finie, le nouveau populisme n’est pas une résurgence des utopismes d’hier ». En un mot l’histoire ne se répète pas, s’il existe des similitudes de formes entre les extrémismes, ils restent différents selon les époques historiques et, en conséquence, les nombreuses interprétations d’Arturo Ui qui confondent Hitler avec Le Pen sont une incapacité à analyser la situation présente.

 

Un drame de foire. Katharina Thalbach fait un choix plus respectueux de l’original brechtien, se fiant à la recommandation du dramaturge berlinois « d’utiliser les physionomies, intonations et gestes caractéristiques des originaux réels » mais en évitant « l’imitation pure et simple » et en veillant à ce que « le comique » n’aille jamais « sans l’horreur ». Cette fidélité à l’original « dans le goût des drames qu’on joue dans les foires » pourrait paraître souci incongru de respect du maître. Il n’en est rien. La pièce est extraordinairement vivante, restituant l’écriture d’une bande de voyous sans scrupule faisant main basse sur le pouvoir politique, proposant une interprétation de l’histoire par ce rabaissement dramatiquement exagéré de l’idéal nazi élevé à la prétention millénariste à une basse œuvre de mafiosi. Le rire est là, la tension aussi. Nous sommes au théâtre, pas sur un plateau politique, et Brecht a écrit suffisamment de pièces didactiques pour que la distinction ne soit pas trahison. La confusion des époques l’aurait sans doute été.

 

La Résistible Ascension d'Arturo Ui de Bertolt Brecht. Mise en scène Katharina Thalbach. Jusqu'au 30 juin, Comédie - Française, Salle Richelieu. Avec la troupe de la Comédie-Française : Thierry Hancisse, Éric Génovèse, Bruno Ra aelli, Florence Viala, Jérôme Pouly, Laurent Stocker, Michel Vuillermoz, Serge Bagdassarian, Bakary Sangaré, Nicolas Lormeau, Jérémy Lopez, Nâzim Boudjenah, Elliot Jenicot, Julien Frison, et les comédiens de l'Académie.

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