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Avignon : 71e édition d’arts vivants toujours plus ancrés dans l’actuel

par Véronique Giraud
Le 71e festival d'Avignon s'est ouvert dans la Cour d'honneur avec
Le 71e festival d'Avignon s'est ouvert dans la Cour d'honneur avec "Antigone". © Mucchielli/Naja
Arts vivants Théâtre Publié le 04/07/2017
Un focus sur l’Afrique subsaharienne et un autre sur le nouveau féminisme dans l’art dramatique marquent cette 71e édition du Festival d’Avignon qui fait par ailleurs la part belle aux textes classiques dans des mises en scènes contemporaines, comme Antigone qui ouvre le festival le 6 juillet.

Ne comptez pas sur Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, pour oublier le monde dans lequel nous vivons. Pour lui, le théâtre est, et a toujours été, un acte artistique, un acte dramatique et un acte politique. Cette dimension sociale de la scène n’a jamais été étrangère au Festival d’Avignon qui fera vivre cet été sa 71e édition. Elle est partout présente, comme le sont les problématiques qui assaillent notre début de siècle mondialisé. On les retrouve dans tous les pays, qu’ils soient meurtris par la guerre, étouffés sous l’autoritarisme de nouveaux dirigeants, menacés par la montée des nationalismes, ou encore opprimés par des cultures qui rejettent l’égalité des femmes, la liberté de choix sexuels, ou tout simplement l’autre parce qu’il est étranger.

Le théâtre, la danse, la musique, la création artistique en général, s’accommodent mal des injustices, des oppressions, des nationalismes. Pas plus qu’ils n’ont vocation à supplanter le débat et les choix politiques, les arts vivants ne peuvent s’abstraire d’un débat dont le fond reste l’humaine condition. Une condition que l’on pouvait jadis restreindre à un choix de société, une condition qui s’affirme aujourd’hui comme en discussion permanente. C’est là que les créations culturelles ont leurs mots à dire, leurs gestes à interroger, leurs rêves à proposer.

 

Les femmes en politique. C’est dire si Antigone est attendue. Image de l’entrée des femmes dans la sphère politique, la pièce de Sophocle fera l’ouverture dans la Cour d’honneur. Dans une version pensée et créée par le japonais Shatoshi Miyagi que les festivaliers connaissent depuis son Mahabharata donné en 2014 dans la Carrière Boulbon. Travaillant sur des formes traditionnelles d’Asie, les marionnettes d’Indonésie, le buto japonais, Shatoshi Miyagi conçoit également sur le concept de « deux acteurs pour un rôle », l’un était la voix, l’autre le corps.

Le géorgien Rezo Gabriadze se sert lui aussi des marionnettes qu’il sculpte, peint et met en scène dans des spectacles qu’il écrit pour son théâtre de Tblilissi. Il présentera, avec les six membres de sa compagnie, sa dernière création, Ramona à la Maison Jean Vilar.

Autre spectacle venu d’Asie, Saïgon a été créé par Caroline Guiela Nguyen à la fois à Ho Chi Min-Ville (Vietnam) et à Paris. Elle réunit, dans un restaurant monté sur scène, des acteurs racontant leur propre histoire et des amateurs. L’idée est d’interroger les différences de perception d’identité entre des immigrés vietnamiens vivant depuis longtemps à Paris, des Vietnamiens qui n’ont qu’une vague idée de ce que peut être leur vie en France, et d’autres qui, issus comme elle de parents émigrés, tentent de retrouver le rapport avec la culture de leurs parents. « Les personnages sont traversés par des blessures inscrites sur le corps même des comédiens, retraçant des parcours entre 1954, année de l’indépendance du Vietnam, et aujourd’hui ».

 

Focus africain. La diversité de la programmation du festival s’en fait l’écho. D’abord avec ce focus africain. « Il y a une grande présence des Africains, particulièrement des Africaines, à travers le Rwanda, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Congo, l’Afrique du Sud, le Mali et le Bénin » annonçait Olivier Py, le directeur du Festival d’Avignon, en présentant la programmation. « Nous avons l’impression, poursuivait-il, que les artistes témoignent d’une Afrique qui a réussi à reformuler son héritage et en même temps à se tourner vers le présent et vers l’avenir. Il y a une émergence d’artistes passionnants en Afrique qui pour la plupart inventent un nouveau rapport au politique, un nouveau lien entre le politique et la société ».

Les chorégraphes Kettly Noël, haïtienne installée à Bamako (qui présente Tichèlbé), les ivoiriennes Nadia Beugré et Nina Kippré (Sans repères) et les burkinabais Seydou Boro et Salia Sanou (Figninto – L’œil troué) sont représentatifs de cette nouvelle esthétique. Le focus se fait aussi autour de nombreux musiciens africains, comme le saxophoniste camerounais Manu Dibango, le guitariste congolais Dominic James et le rappeur MHD qui accompagneront la chanteuse béninoise Angélique Kidjo et le comédien ivoirien Isaach De Bankolé, pour un spectacle conçu autour du poème Femme noire de Léopold Sédar Senghor qui sera donné dans la Cour d’honneur en clôture du festival.

 

Un « nouveau féminisme » ? Le programme du focus africain a été conçu en concertation avec le Festival de Marseille et certains spectacles, Unwanted de Dorothée Munyaneza, Kalakuta Republik de Serge Aimé Coulibaly, font l’objet d’une billetterie conjointe. Dorothée Munyanesa est rwandaise. Elle a échappé au massacre du génocide qui a divisé son pays il y a vingt ans et a entrepris d’interroger les femmes victimes de viols. Frappée par leur courage, leur joie de vivre. Elle a aussi voulu rencontrer les enfants nés de ces viols, qui ont parfois été abandonnés. Avec Unwanted, Dorothée Munyanesa s’empare de ce triste héritage, de cette violence, pour un spectacle que la metteure en scène revendique comme étant « indisciplinaire ».

L’autre ligne de force annoncée dans cette édition, c’est la présence des femmes. Non seulement comme porteuses de projets mais aussi comme thématique. « C’est une sorte de nouveau féminisme que les artistes ont envie de proclamer » avance Olivier Py. Rappelant que les femmes africaines ont à lutter contre le patriarcat, ou contre le néo-colonialisme. Et que les artistes montrent plus généralement qu’être une femme est déjà un combat au quotidien. Plusieurs artistes hommes ont choisi des personnages de femmes, offrant une lecture féministe de pièces anciennes ou mettant au cœur de leur sujet la place des femmes dans le monde.

 

L’Europe en scène. Le Birgit Ensemble a mis l’Europe au cœur de sa création. Julie Bertin et Jade Herbulot, les deux auteures, metteures en scène, comédiennes et fondatrices de la compagnie, pensent la question de l’Europe depuis leur dernière année au Conservatoire et ont décidé d’en faire une trilogie. Après un premier volet sur les années 80, Berlin Mauer, elles viennent créer deux autres épisodes à Avignon : Memories of Sarajevo, qui revient sur les années 90 et pour lequel elles sont allées avec quelques comédiens de la troupe rencontrer les habitants de la capitale de Bosnie-Héerzégovine, assiégée entre 1992 et 1996. Leurs peines et leur humour indéfectible ont nourri la pièce. Dans les ruines d’Athènes poursuit la trilogie en visitant les années 2000 et la crise. « Cet épisode contient un tout nouveau reality show, Parthénon story, dont on va inventer les règles. Enfermés dans un studio, les candidats s’appellent Oreste, Ulysse, Cassandre, Médée, Iphigénie. Des Athéniens d’aujourd’hui qui vraisemblablement portent en eux des secrets. On y retrouve le personnage d’Europe, figure mythologique qui a la faculté de traverser le temps et les continents, qui vient perturber le cours de l’histoire… »  (voir notre entretien avec Julie Bertin et Jade Herbulot).

On reste en Europe avec Frank Castorf qui crée à Avignon un spectacle franco-allemand, Die Kabale der Scheinheiligen ou Le roman de monsieur de Molière d’après Boulgakov, avec deux acteurs français, Jeanne Balibar et Jean-Damien Barbin. C’est le dernier grand spectacle présenté par Frank Castorf à la Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz. Le Sénat de Berlin l’a en effet contraint à quitter le théâtre, qu’il dirigeait depuis 1992, pour laisser place en août 2017 à Chris Dercon, le patron de la Tate Modern de Londres. Le roman de monsieur Molière, chef-d’œuvre très politique de Mikaël Boulgakov, a été inspiré par les rapports de son auteur avec Staline, de Molière avec Louis XIV, de Fassbinder avec le pouvoir de l’époque, et aujourd’hui de Castorf lui-même avec l’autorité politique.

Henrik Ibsen (1828-1906) a encore des choses à nous dire. C’est la conviction du jeune metteur en scène australien Simon Stone, âgé de 32 ans, qui revient avec une nouvelle adaptation du dramaturge norvégien, Ibsen Huis (la maison d’Ibsen). Sa relecture de l’œuvre fait découvrir dans chaque pièce de la maison une pièce écrite par Ibsen. Ce théâtre dans le théâtre est servi par une écriture au plateau avec des comédiens choisis avec soin. Simon Stone a marqué la saison parisienne avec son Medea ultracontemporain donné à l’Odéon, théâtre dont il est devenu, sur l’invitation de son directeur Stéphane Brunschweig, artiste associé.

 

Tiago Rodrigues, auteur et metteur en scène. Tiago Rodrigues est le jeune directeur du théâtre national de Lisbonne. Dans ce festival, il vient en tant que metteur en scène pour sa pièce Sofro (Souffle) et en tant qu’auteur avec De la joie et de la tristesse dans la vie d’une girafe, un spectacle pour les enfants. L’idée de Sofro (Souffle) lui vient de son étonnement quand, en arrivant au théâtre national de Lisbonne, il a découvert ce qui a quasi disparu des scènes d’Europe : un trou de souffleur où une souffleuse opérait encore. Le jeune directeur s’est demandé ce qu’il allait faire de cette femme. Plutôt que de la licencier, le poète l’a invité sur la scène et l’a mise au centre-même de sa création, un personnage au milieu des acteurs. La souffleuse des grands textes qui a longtemps aidé les comédiens est ici mise en rapport avec l’imaginaire du théâtre. Sa mémoire même, puisque Tiago Rodrigez a imaginé sa pièce dans un théâtre en ruines.

 

Olivier Py à la Fabrica. Afin de ne pas oublier que le directeur du Festival est également un homme de théâtre, c’est en sa qualité d’auteur qu’il présente à la Fabrica sa dernière création, Les parisiens. Le roman éponyme qu’a écrit Olivier Py fait quelques 600 pages. « J’ai voulu rendre compte d’une sorte d’effondrement du politique. Plusieurs groupes, celui de prostitués qui veulent faire la révolution, celui de politiques qui veulent arriver au pouvoir, celui d’artistes qui ne parlent que d’eux, et de religieux qui ne parlent que de Dieu ».

 

Guy Cassiers reprend Littell et Jelinek. Jonathan Littell a écrit son roman Le sec et l’humide avant Les Bienveillantes, dont les 600 pages furent couronnées du prix Goncourt 2006 avec la polémique que l’on sait pour avoir pris pour personnage principal, vécu de l’intérieur, un officier SS. Le metteur en scène anversois Guy Cassiers s’est emparé du premier roman, à qui il donne le nom de sa pièce, portant sur la même époque mais inspiré de l’histoire de Léon Degrelle, le chef des fascistes belges. Avant d’écrire ce roman, l’écrivain avait fait de nombreuses recherches historiques. Il avait particulièrement analysé les sonorités et le vocabulaire des textes de discours du Waffen-SS Léon Degrelle, à l’aide du travail de l’historien allemand Klaus Theweleit. Ce dernier a longuement étudié les spécificités et singularités de sa propre langue dans le contexte des régimes totalitaires. Réinterrogeant la figure du monstre, le dramaturge anversois a voulu introduire pour le théâtre cet aspect analytique. Fruit d’une collaboration avec l’Ircam (institut de recherche et de coordination acoustique/musique) son spectacle utilise le « voice follower », une technique sonore très récente, qui permet de superposer le timbre de voix de quelqu’un d’autre à la sienne. « Peu à peu, la confusion se fait entre les deux voix et le spectateur ne sait plus qui prononce les mots, du personnage fasciste des années 1940 ou de l’auteur historien d’aujourd’hui » explique Guy Cassiers. Un mélange de deux voix et de deux réalités : « d’un côté les termes grandiloquents du SS belge qui décrit de sa voix rauque l’avancée sur le front de l’Est sur un rythme frénétique, de l’autre un analyste à la voix sûre qui décrypte, à la manière de l’historien sociologue allemand Klaus Theweleit, le langage trompeur débité par le fasciste. L’acteur seul en scène endosse ces deux paroles qui peu à peu se rejoignent et perdent leurs individualités ».

La prix Nobel de littérature Elfriede Jelinek a autant choqué dans son pays que son mentor Thomas Bernhard. Abruptement, violemment même, elle a dénoncé sans relâche l’hypocrisie des traditions catholico-conservatrices dans l’Autriche de l’après-guerre qui n’a jamais regardé en face le passé nazi de nombres de ses habitants. C’est un texte d’Elfriede Jelinek, Les suppliants, réécriture délirante de la pièce éponyme d’Eschyle que reprend Guy Cassiers pour son second spectacle en Avignon. Il sera accompagné de la chorégraphe Maud le Pladec, directrice du centre chorégraphique national d’Orléans pour la création de cette immense fresque de réfugiés venus trouver asile en Europe, intitulé Grensgeval (Border Line).

 

Molière aussi. Molière réapparaît pour la deuxième fois dans cette édition avec deux pièces-manifestes, La Critique de l’École des femmes et L’Impromptu de Versailles, qu’il rédigea en réponse aux attaques de ses contemporains en 1663. Ce faisant, Molière définit sa conception très innovante du théâtre, perçu comme une arme implacable, par effet de miroir. L’effet a convaincu le roi qui se prononça en sa faveur. Clément Hervieu-Léger, lui-même pensionnaire de la Comédie-Française (il tenait le rôle de Gunter von Essenbeck l’an dernier dans Les Damnés mis en scène par Ivo van Hove), reprend ces deux pièces enchâssées avec les élèves du Conservatoire supérieur national d’art dramatique à qui il a proposé de jouer une vraie fausse-situation et de défendre la modernité de la langue classique. Impromptu 1663 se présente comme une expérience théâtrale, guidée par le plaisir de jouer comme la gravité.

 

Danses maoris, poèmes syriens. Chorégraphe, danseur, metteur en scène, artiste et designer, Lemi Bonifacio travaille en Nouvelle Zélande. En 2014, il avait eu les honneurs de la Cour pour sa création I AM. Il revient cette année à Avignon avec Standing in time, où neuf femmes maori dansent, chantent et jouent la geste d’une femme mythique, Hiné. Cette déesse maori est la mère de toutes les existences. Pour cette pièce, il fait appel aux écrits d’une jeune poétesse syrienne, Rasha Abbas.

Notons enfin deux créations contemporaines. Yann-Yoël Collin reprend la pièce Roberto Zucco dans laquelle Bernard-Marie Koltès avait fait d’un tueur en série un personnage de théâtre. Le metteur en scène a proposé aux élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris d’y travailler avec, en parallèle, le prologue de Didier-Georges Gabily, Sur le théâtre. Après le Sorelle Macaruso, grand succès en 2014, la sicilienne Emma Dante revient au festival. Avec Bestie di scena (bêtes de scène), celle qui sait manier le dialecte du sud, ses gestes et ses expressions triviales, a conçu un « spectacle de théâtre » où les acteurs sont privés de texte, de décors et de costumes. Cette rupture avec les conventions théâtrales et les agissements incohérents des acteurs expriment sans aucun doute le dénuement dans lequel se trouvent nos contemporains face aux changements et à la violence.

 

Festival international d’Avignon. 71e édition du 6 au 26 juillet.

 

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