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Avignon : « Antigone » d’Europe et d’Asie

par Jacques Moulins
"Antigone" a ouvert la 71e édition du Festival d'Avignon, dans une version pensée et créée par le japonais Shatoshi Miyagi © Takuma Uchida
Arts vivants Théâtre Publié le 09/07/2017
Dans cette époque où ressurgissent les guerres et les violations permanentes des droits, le japonais Satoshi Miyagi a ouvert la 71e édition du festival d’Avignon avec une version de l’Antigone de Sophocle qui fera date.

Assumer l’ouverture du festival d’Avignon dans la Cour d’honneur est une responsabilité lourde pour un créateur. Avec sa mise en scène d'Antigone, Satoshi Miyagi n’a pas hésité à placer haut la barre en poursuivant à la fois l’actualité, les mythes de deux continents, les techniques théâtrales de plusieurs cultures et de plusieurs époques, les questions du bien et du mal, de la place des traditions, des droits humains et de l’insubordination, de la revendication de la femme, socialement soumise, à occuper sa place dans l’arène de la polis, de la cité. Une ambition réussie grâce à une construction esthétique époustouflante.

Ce n’est pas la première fois que Satoshi Miyagi se confronte à la pièce de Sophocle. Il l’avait déjà donnée, dans une autre version, en 2004 à Delphes. C’est sans doute ce travail récurrent sur la pièce qui l’a amené à ce haut niveau de mise en scène. Sa maîtrise du dialogue entre cultures, des techniques théâtrales et des cérémonies, lui permettent de produire une œuvre inimaginable.

 

Morale et droits de l’homme. Concernant le propos, Satoshi Miyagi a concentré le texte du tragédien grec sur la seule intrigue, faisant ressortir la notion religieuse du bien et du mal qui devient inhumaine sitôt qu’elle est rapportée à un individu. Le mal, c’est Polynice qui, chassé du trône, s’allie aux cités étrangères pour reconquérir Thèbes. Le bien c’est Etéocle, qui a pris la place de son frère. Qui en décide ? Le pouvoir politique bien évidemment. Après que les frères se sont entretués, la dépouille de l’un sera traitée comme celle d’un humain, celle de l’autre le sera « comme un chien ».

Sophocle s’inscrit là dans l’actualité. Athènes s’oppose alors à certaines cités grecques en décrétant que toutes les dépouilles, amies ou ennemies, seront traitées de la même façon. Une mesure qui avait du mal à s’instaurer dans l’Attique où, comme dans toutes guerres, il est bon de faire de l’ennemi une incarnation du mal, voire de lui refuser le statut humain pour mieux envoyer les troupes se battre.

 

Femme et citoyenne. Non seulement Athènes avait pris cette mesure d’une humanité nouvelle, mais elle l’avait en plus inscrite dans le droit. Or, les travaux de Jean-Pierre Vernant l’ont amplement montré, la tragédie antique s’inscrit dans le passage d’une société archaïque à une société de droits. Les mythes et la religion sont interrogés à cette aune. Le texte d’Antigone est ce conflit entre le pouvoir tribal, ici incarné par le tyran Créon, et l’état de droit qui se met en place. Pour parler en langage moderne, ce dernier permet au citoyen de ne pas accepter une décision inique de l’exécutif. C’est bien ce que fait Antigone en rendant les honneurs à son frère Polynice malgré l’interdiction de Créon. Si elle agit en sœur, elle agit surtout en citoyenne dans une ville où la femme n’a guère droit d’expression. C’est ce qui fait dire que la pièce de Sophocle marque l’entrée en politique de la femme. « Maintenant je ne suis plus un homme, dit Créon, c’est elle l’homme si elle triomphe aussi impunément ». On ne saurait être plus clair.

 

Emprunts et innovations esthétiques. Satoshi Miyagi s’intéresse moins à la paranoïa politique de Créon qui voit des ennemis et des comploteurs partout. Comme il élude la question de l’amour et de l’arrangement du mariage entre Antigone et son cousin Hémon. Pour se concentrer sur ce monde de droits et de guerre. Question il est vrai qui a repris de l’actualité dans nos sociétés confortables qui s’en croyaient à l’abri.

Mais, loin de toute didactique ou de la recherche de phrases qui puisent dans les sciences humaines plus que dans le théâtre leur légitimité, il fait le choix d’une version très esthétique d’Antigone. Le directeur du SPAC, théâtre de la ville de Shizuoka qui organise chaque année un festival international, rend l’affaire d’autant plus humaine qu’il crée un pont entre les mythes et traditions de deux continents qui se sont si longtemps ignorés. Car ce sont bien les mythes, ces marqueurs de l’origine de la culture collective, qui sont ici à l’œuvre.

Pour atteindre ce niveau élevé de création esthétique, Satoshi Miyagi se tourne vers 2500 ans de pratique de la scène, des rituels, des musiques d’Europe et d’emprunte au kabuki, théâtre épique excessivement codifié où le personnage est marqué par son maquillage excessif et sa déclamation. Cela se mêle à la tragédie grecque ou l’acteur porte un masque, comme dans le théâtre nô. De même dans le théâtre antique, le protagoniste interprétait tous les rôles (Sophocle est le premier à avoir introduit trois acteurs) et le coryphée interrogeait le chœur : dans le bunkaru, un récitant interprète tous les rôles des marionnettes, technique compatible avec le principe « un rôle, deux acteurs » de Satoshi Miyagi, où le premier joue physiquement le personnage quand le second dit le texte. Est aussi utilisé par Satoshi Miyagi, le théâtre de marionnettes sur l’eau, d’origine vietnamienne, datant du XIe siècle et provenant sans doute de rites d’invocation à la pluie par les cultivateurs de riz dans le delta du fleuve rouge. Et le wayang kulit, théâtre indonésien d’ombre et de marionnettes. Enfin, c’est une véritable chorégraphie d’inspiration rituelle qu’exécutent, notamment dans la scène finale, les acteurs et musiciens.

Avec une précision fruit du long travail des acteurs, une retenue émotionnelle et une expression épique qui confondent le spectateur occidental, Satoshi Miyagi a empli la Cour d’honneur d’une esthétique qui restera marquée de son sceau.

 

 

Antigone de Sophocle, mis en scène de Satoshi Miyagi. Festival d’Avignon, Cour d’honneur du palais des papes du 6 au 12 juillet (relâche le 9).

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