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Les créateurs hantés par les migrants

par Jacques Mucchielli
L'installation
L'installation "Hope" d'Adel Abdessemed à la "Terra inquieta" de Milan. © Rivaud/Naja
Arts visuels Arts plastiques Publié le 06/09/2017
La tragédie des migrants est d’une ampleur telle que toutes les consciences en sont affectées. Des centaines d’expositions leur sont consacrées en Europe. Cet été Terra inquieta a réuni dans l’immense Palazzo dell’Arte à Milan des centaines d’œuvres mais aussi la terrible liste des décédés et des objets perdus.

A l’image d’une guerre, où l’historien ne sait comment restituer le drame humain lorsqu’il égrène le nombre de tués par bataille, les vagues de migrations successives qui ont touché et touchent le continent européen semblent autant de drames individuels que le compte rendu journalistique a du mal à respecter. Les migrations ne sont certes pas nouvelles, la photo de Dorothea Lange Migrant Mother qui a fait le tour du monde en 1936 ou le film L’Emigrant de Charlie Chaplin, racontant l’arrivée à Long Island, ne sont pas exposés par hasard à Milan.

Mais, si similitude il y a dans la détresse, l’ampleur des exodes qui frappent les pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie du Sud-Est est inédite dans l’histoire. Les raisons sont certes dénombrables (guerres, tueries, famines, chômages…), mais les migrants n’en perdent pas pour autant leur individualité, leur dignité, leur humanité.

A ces questions, s’ajoute ce sentiment de paralysie qui gagne les citoyens européens tétanisés par la dimension de ces migrations que les politiques, en auraient-ils la volonté, n’arriveraient pas seuls à gérer. Une impuissance qui peut culpabiliser ceux qui sont éloignés des frontières du sud de l’Europe, un bousculement dans l’urgence qui perturbe les populations directement confrontées à ces milliers d’humains qui leur tendent la main.

 

« L’Italie en première ligne ». Face à l’ampleur du phénomène, les artistes expriment notre désarroi et notre colère. Désarroi de ne savoir comment accueillir ces femmes, ces hommes et ces enfants, de ne savoir comment porter secours à temps à ceux qui périssent en Méditerranée, croupissent dans des centres de détention hongrois, deviennent esclaves en Lybie. Colère contre les régimes corrompus, les guerres, les mafias et ce déséquilibre nord-sud auquel nous ne sommes pas étrangers, nous qui exigeons de consommer beaucoup et à bas prix.

Des manifestations sont organisées partout en Europe (voir ci contre). Mais rien d’étonnant à ce que le milieu culturel italien soit le plus mobilisé. La péninsule « est en première ligne de la tragédie humanitaire depuis trop longtemps » souligne l’ONG SOS Méditerranée. Le pays a accueilli 181 000 migrants en 2016, un nombre qui sera en hausse cette année. Un pays dont les habitants ont jadis massivement immigré, comme le montre l’exposition du Musée de l’immigration Ciao Italia qui a connu une très grande affluence. Du 21 septembre au 24 novembre, le musée organisera un festival de la migration et de l’hospitalité dénommé Welcome ! réunissant plasticiens, cinéastes, musiciens et chercheurs.

 

Terra inquieta. À Milan, dans les immenses espaces du Palazzo dell’Arte, lieu de la Triennale dédiée aux expositions d’art décoratif, de design et d’art contemporain, le curateur Massimiliano Gioni a rassemblé une soixantaine d’artistes de trente-neuf pays, décrivant dans des formes esthétiques et des univers les plus disparates, les secousses, les terreurs, les drames qu’a traversé et que traverse encore le monde. Le titre de l’exposition La Terra inquieta (La terre inquiète) reprend celui de l’un des premiers poèmes de l’écrivain martiniquais Édouard Glissant, dont l’œuvre contribue à l’idée de cohabitation entre les cultures.

Certaines créations conduisent le visiteur via la fiction à des peurs d’aujourd’hui, telles les grandes peintures de la série Mer de Thierry De Cordier, dont les flots noirs menaçants préfiguraient en 2011 les naufrages d’aujourd’hui, les collages de Thomas Hirschhorn exprimant les conséquences du drame syrien, l’œuvre vidéo d’Isaac Julien reprenant des images du palais de dernier prince de Lampedusa, rendu fameux par Visconti et son Guépard, ou une vidéo d’Adrian Paci tournée avec des migrants. D’autres œuvres mettent le visiteur face à la réalité contemporaine, tel le bateau pneumatique rempli de sacs plastiques noirs d’Adel Abdessemed, Hope (2011-2012) ou les sweats bleus de La mer morte de Kader Attia installés au pied de la carte d’Alighiero Boetti.

 

Suicide après refus du statut de réfugié. On est aussi confronté au terrible alignement d’une liste des réfugiés qui, après avoir affronté le parcours, ont trouvé la mort sur leur terre d’exil, leur noms, prénoms, lieu de provenance, enfin les circonstances de leur décès résumées en une phrase lapidaire : « suicide après l’annonce du refus de l’obtention du statut de réfugié », ou encore « asphyxie après avoir inhalé la fumée créée par l’incendie de leur baraquement dans un camp ». Plusieurs artistes expriment le sujet des migrations par la géographie du monde, telle la New World Map (Nouvelle carte du monde) d’El Anatsui, qui traduit les mouvements des populations spécialement pendant les périodes de colonisation, de globalisation, de migration. Le grand papillon sur lequel Andrea Bowers a repris le slogan des communautés activistes de Californie Migration is beautiful. Il ressort de l’ensemble une bouleversante généalogie de l’art et de la migration.

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