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Une Russie glaciale, « Faute d’amour »

par Jacques Moulins
"Faute d'amour" d'Andreï Zviaguintsev avec Maryana Spivak nominée pour le prix d'interprétation féminine de Cannes. DR
Cinéma Film Publié le 27/09/2017
Pour son cinquième film « Faute d’amour », le cinéaste russe Andreï Zviaguintsev initie un réalisme froid servi par une caméra non conformiste sur la Russie d’aujourd’hui.

Après Le Retour en 2003, Elena en 2011 et Léviathan en 2013, le cinéaste russe Andreï Zviaguintsev a présenté à Cannes son cinquième long métrage, Faute d’amour à l’affiche sur nos écrans. Un film qui brosse un portrait intime et social de la Russie d’aujourd’hui avec une esthétique tout aussi nouvelle que la situation inédite dans laquelle le couple principal va se retrouver. L’intrigue est simple : Boris et Genia, qui ont déjà « refait leur vie » se disputent une nouvelle fois pour savoir qui, après le divorce, va garder l’enfant unique, dont aucun des deux ne veut. L’enfant entend tout derrière la porte. Le lendemain, il a disparu.

Zviaguintsev comptait à l’origine faire un remake de Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman. Mais, faute d’avoir obtenu à temps l’accord des ayants droit, il s’est lancé, et dans sa propre version de l’effondrement d’une famille. Comme toujours, dans les films réussis, c’est l’ensemble des éléments qui concourt à l’impression forte qu’en dégage le spectateur.

 

Et mon tout fait une œuvre. Elément historique : le film commence le 9 octobre 2012 et se termine le 1er février 2015, soit deux dates qui bordent la guerre non avouée avec l’Ukraine. Elément social : les deux protagonistes font partie de cette classe moyenne montante, avide de biens de consommation mais dépourvue d’humanité, qui craint le patron et se conforme sans sentiment. Elément communicationnel : les personnages ne savent pas parler, ils éructent et parlent le Mat, un langage parallèle interdit mais populaire basé sur la sexualité. Elément esthétique : les plans et les lumières de Zviaguintsev nous introduisent dans l’univers froid d’un couple froid avec une efficacité redoutable. Le réalisateur ne craint ni les plans longs sur la rivière bordée de neige ou à travers une fenêtre mouillée de pluie, ni les scènes qui durent et se répètent. Il filme ses personnages au travail, à la cantine, à la maison, au restaurant, au lit, les séances d’épilation de madame comme les soirées télé de monsieur. Le téléphone mobile et Facebook sont si présents qu’ils en deviennent des personnages, et la vieille Russie demeure à trois heures en voiture de la grande ville, par la magie d’une babouchka elle aussi privée de l’art de communiquer. Un ensemble où le réalisme semble dominer, sans effusion, sans sentiment, sans idéologie. Un réalisme froid qui bouscule le spectateur.

 

Un réalisme froid. Si ce monde est froid, glacial même, c’est qu’il n’éprouve rien, ni les joies ni les peines. Les seuls tourments sont ceux qui remettent en cause le confort moral et matériel, comme cet enfant qui gêne ses parents une fois le cercle familial rompu. Boris et Genia ne souffrent pas, parce qu’ils n’ont pas conscience de souffrir. Il faut un élément déclencheur pour que le malheur prenne forme, lui qui était nié à coup de mise en beauté, de relations sexuelles, de consommation et d’internet. Alors, même le confort contemporain que permet une aisance relative ne pourra résoudre le problème, contrairement à ce que croit le policier qui se désintéresse de l’enquête au profit d’une association bien plus efficace que les services publics. Plus qu’un monde désenchanté, un monde déshumanisé. C’est l’intrigue forte du film.

Faute d’amour, d’Andreï Zviaguintsev. Film russe avec Alexey Rozin et Maryana Spivak. Sortie le 20 septembre 2017. Prix du jury au 70e festival de Cannes.

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