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Quand l’art prend le travail comme matériau

par Jacques Mucchielli
"Nobody" de Falk Richter mise en scène par Cyril Teste. DR
Vision futuriste du développement du secteur des services par Jacques Tati dans
Vision futuriste du développement du secteur des services par Jacques Tati dans "Playtime". DR
Un détail d'un des tableaux de la série
Un détail d'un des tableaux de la série "Les Constructeurs" de Fernand Léger. DR
"Ouvrières du textile" peint en 1927 par Alexander Deineka. DR
"La femme au rateau", une paysanne de Malevitch. DR
Hors-Champs Croisement Publié le 27/09/2017
Où l’on se rend compte que le travail n’avait pas bonne presse dans l’art, et que sa reconnaissance comme matériau pour l’artiste s’accompagne de nouveaux processus de création et de batailles politiques.

A voir Faute d’amour, film du russe Andreï Zviaguintsev sorti fin septembre, introduire l’instant travail dans une fiction d’art semble naturel. Un des deux personnages principaux, commercial dans une grande entreprise, prend l’ascenseur, s’installe devant son ordinateur dans l’immense open space qu’occupe une bonne centaine de personnes, va à la cantine filmée à ras des plateaux. Le travail n’est pas le sujet du film, à la différence de Nobody, une pièce qui se déroule intégralement dans des bureaux. Pour mettre en scène en 2015 ce texte de l’allemand Falk Richter, Cyril Teste et son collectif MxM, ont inventé une nouvelle écriture scénique, la « performance filmique ». Enfermés derrière des baies vitrées surmontées d’un large écran, « des managers et consultants travaillent dans une boîte de restructuration, pour lesquels le monde devient un vivarium ». Ils deviennent à leur tour objet d’observation, du public cette fois, qui suit, en live et sur écran, ces technocrates occupés à rendre plus rentables les entreprises.

Technocrates encore dans la pièce Débrayage de Remi De Vos créée cet été en Avignon par la Compagnie montpelliéraine de l’Astrolabe. Il s’agit là d’une comédie comme dans le film de Le Direktor de Lars von Trier intégralement tourné en entreprise, où un patron n’ose annoncer à ses employés la vente de la société. Ou encore dans le merveilleux film Toni Erdmann de l’allemande Maren Ade (2016) où une experte en restructuration est perturbée dans son travail par l’irruption de son farceur de père.

 

La Renaissance l'ignore. Le thème du travail devenu matériau pour l’artiste est en fait très contemporain. Il n’a pas toujours eu bonne presse dans l’art. Il est vrai qu’il a souvent été mal servi : des peintres « pompiers » du XIXe siècle aux réalistes socialistes version stalinienne, l’art s’effaçait au profit de la communication. Entre les deux, la frontière n’a jamais été nette. Savignac réalisant des affiches publicitaires, esthétiquement innovantes, faisait-il de l’art ou de la « réclame » ? Les deux, mon général !

Avec la Renaissance, début d’une nouvelle ère économique, quelques figures affleurent ici et là, surtout dans l’espace bourgeois comme le célèbre Prêteur sur gage et sa femme de Quentin Metsys, mais ce sont toujours les sujets bibliques, mythiques, bucoliques ou les portraits de seigneurs qui l’emportent. S’il y a travail, c’est celui de la soldatesque et les scènes paysannes ne concernent jamais le travail des champs.

Gouvernés par le principe narratif, la littérature et le cinéma n’ont pu échapper au quotidien. Ils se sont très vite intéressés au monde du travail plus qu’au travail lui-même. Avec Les Misérables ou Germinal, Hugo et Zola sont plus dans la description sociale que dans l’objet travail. A l’inverse, le design, qui se crée comme art appliqué au service de l’industrie, est plus dans l’objet produit que dans sa production.

 

Nouvelles formes esthétiques. Avec le XXe siècle, l’art s’invente en nouvelles formes qui vont l’ouvrir à des thèmes du quotidien, et donc au travail. Le Bauhaus en Allemagne et la grande créativité qui fourmille pendant la révolution russe vont changer les choses. Autour de 1917, peintres, sculpteurs, poètes, dramaturges, chorégraphes, tout le jeune monde artistique de Moscou et de Saint-Petersbourg inscrit le travail au cœur de la création, inventant de nouvelles formes comme Malevitch et son Suprématisme (voir notre article sur La révolution russe à Londres) avant que Staline n’impose un art figé.

Quant au Bauhaus, il porte dans son histoire le thème du travail. Héritier en 1919 de l’Institut des arts décoratifs et industriels de Weimar, il parvient à regrouper autour d’architectes, Walter Gropius (son directeur), Le Corbusier ou Franck Lloyd Wright, toute une gamme d’artistes, comme les designers Gunta Stölzl et Marianne Brandt, qui vont très tôt s’intéresser au constructivisme et prôner l’utilisation des méthodes industrielles dans la création artistique. L’usine fait son entrée dans les tableaux des peintres Paul Klee ou Vassily Kandinsky, le scénographe Oskar Schlemmer va révolutionner la danse contemporaine avec son Ballet Triadique sur une musique de Paul Hindemith.

 

Le XXe siècle, timidement. Ainsi, non seulement le thème du travail oblige à des innovations esthétiques, mais il est en plus politique. Staline signe la fin de partie et la fermeture du Bauhaus fait partie des premières mesures prises par les nazis à leur arrivée au pouvoir en 1933.

Mais c’est sans doute en 1936, avec Charlie Chaplin et ses Temps modernes que l’art entre au cœur du rapport de l’homme à la machine. Dans les années suivantes, Fernand Léger peindra sa série des grandes fresques des Constructeurs, puis Jacques Tati dans son film Playtime sera visionnaire avec sa perception du travail futur dans une société de services.

C'est en remettant en cause mélodie et symphonie que la musique pourra également donner place au travail. Faire une musique avec les sons de l’usine, c’est ce qu’a composé le DJ Zebra en 2012 en ajoutant des guitares et claviers aux bruits enregistrés pendant la fabrication d’une voiture dans l’usine PSA de Sochaux. Cela donne un clip musical De la bobine de tôle au premier tour de clé, visible sur Youtube. En 2014 Lucas Debosc faisait de même pour Terreal avec Le refrain du travail, mais cette fois sans apport d’instruments. L’idée remonte au musicien Luigi Russolo qui publie en 1913 L’art des bruits dans le cadre du mouvement futuriste italien. Mais c’est en 1952, lorsque Pierre Schaefer décrit sa Musique concrète, faite de sons réels qui remplace des instruments, cette fois avec une réelle composition de l’enregistrement, que cette nouvelle musique prend son essor. On lui doit une Etude aux chemins de fer. La musique électroacoustique était née.

Avec le XXIe siècle, l'art se décomplexe vis-à-vis du travail. Notons par exemple, Lettres de non motivation du plasticien Julien Prévieux ou la belle exposition des trois FRAC de l'Est Le travail sous toutes ses formes. Il est vrai qu'aujourd'hui les commanditaires de l'art sont, plus que les princes et l'Etat, les spectateurs, les citoyens, tout ce monde qui peuple les salles de spectacles, d'expositions et de cinéma.

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