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Quand la démocratie regarde les journalistes tomber

par Pierre Magnetto
u cours des douze dernières années, plus de 1000 journalistes ont trouvé la mort en faisant leur travail d‘information dans le monde. © Doha Center for Media freedom
u cours des douze dernières années, plus de 1000 journalistes ont trouvé la mort en faisant leur travail d‘information dans le monde. © Doha Center for Media freedom
Hors-Champs Politique Publié le 15/11/2017
C’est un des piliers de tout système démocratique, c’est le droit à l’information incarné par la liberté de la presse. Partout où elle est bafouée, c’est le droit d’informer et le droit d’être informé qui sont foulés au pied. Chaque fois qu’un journaliste tombe sous les balles de tueurs, c’est un morceau de démocratie qui part en lambeau. Dans le monde, une centaine de journalistes ont été assassinés en 2016. En 2017, le long cortège funèbre se poursuit alors que de nouvelles menaces pèsent sur Charlie.

Le 7 novembre dernier, un employé de la chaîne Afghane de télévision Shamshad a été assassiné à Kaboul. Des hommes armés déguisés en policiers ont pris d’assaut les bureaux de la chaine, tuant un agent de sécurité et blessant vingt-et-un membres du personnel. Shamshad TV est une chaîne de télévision privée satellitaire d'information, d’éducation et de divertissement. L’attaque, perpétrée par un commando de l’Etat Islamique, a duré plus de trois heures avant que les forces de sécurité n’interviennent. « Je condamne le meurtre de sang-froid d’un membre des services de sécurité de la chaîne Shamshad TV et déplore le nombre effarant de membres du personnel blessés », déclarait Irina Bokova, la directrice générale de l’Unesco dans un communiqué, le 67e publié depuis le début de l’année.

Les chiffres font toujours froid dans le dos. En 2016, l’Unesco avait recensé dans le monde l’assassinat de quatre-vingt-dix-huit journalistes, qu’il s’agisse de journalistes professionnels, de collaborateurs de médias, comme des guides, des interprètes et, des journalistes-citoyens, bloggeurs par exemple, qui fourrent leur nez là où il ne faudrait pas. Depuis l’adoption d’une résolution votée en 1997, le directeur général ou la directrice générale de l’organisation est invité à condamner les assassinats de journalistes ou les violences qui leur sont faites. L’Unesco y voit « un crime contre la société car il s'agit d'une atteinte à la liberté d'expression », l'organisation « exige des autorités compétentes qu’elles remplissent leur devoir qui est de prévenir ces crimes, d'enquêter à leur sujet, de les sanctionner et d'en réparer les conséquences ».

90% des meurtres impunis. C’est ainsi qu’au vu du nombre d’assassinats, semaine après semaine tombent les communiqués dans les rédactions : « La directrice générale demande l’ouverture d’une enquête sur le meurtre du journaliste… », « l’impunité pour les crimes contre les professionnels des médias ne peut être tolérée dans la mesure où elle constitue l’un des défis les plus sérieux pour la sécurité des journalistes et les efforts déployés par les pays pour les protéger », du copier-coller sans cesse réitéré. Dans les faits, ces appels sont rarement suivis d’effets. D’après les informations qui lui sont transmises par les états membres, l’Unesco estime que 90% des meurtres de journalistes demeurent impunis.

Des assassins masqués mais connus de tous. Au cours des douze dernières années, plus de 1000 journalistes ont trouvé la mort en faisant leur travail d‘information dans le monde. En 2013, l’Unesco a décrété que le 2 novembre serait la « Journée internationale de la fin de l'impunité pour les crimes commis contre des journalistes ». Une résolution en forme d’exhortation faite aux Etats, mais que l’agence elle-même n’a aucun moyen de faire appliquer. L’association Reporters sans frontières diffuse elle aussi un bilan annuel. Les chiffres annoncés sont légèrement inférieurs à ceux de l’Unesco, 74 assassinats dans le monde en 2016. Mais quel qu’il soit, le décompte reste accablant et les situations conduisant à l’élimination physique de journalistes tellement disparates, que les sciences de la criminologie s’avèrent parfaitement inopérantes pour y remédier. Car le pire dans tout ça, c’est que si les assassins sont très rarement démasqués, ils sont pourtant connus de tous.

Des trous noirs où règne l’impunité. Premier constat cependant, les deux organisations notent une diminution du nombre de tués. Reporters sans frontières y voit deux raisons. D’une part « le fait que de plus en plus de journalistes fuient les pays devenus trop dangereux (…) devenus en partie des trous noirs de l’information où l’impunité règne ». D’autre part, « la terreur exercée par les prédateurs de la liberté de la presse, qui ferment arbitrairement des médias et imposent la censure chez les journalistes ». Dans le classement tout aussi macabre des pays où l’on tue le plus de journalistes figurent en premier lieu les zones de conflit, la Syrie, l’Afghanistan, l’Irak, le Yémen. Bombardés en Syrie par les forces loyalistes comme par les djihadistes, pris pour cible par l’Etat islamique en Irak, menacés par les talibans en Afghanistan, par les milices Houties ou les tirs de la coalition arabe au Yémen, des journalistes tombent. Mais des pays pourtant réputés en paix connaissent eux aussi un défilé sans fin de cortèges funèbres comme le Mexique. Depuis 2000, plus de 130 journalistes un peu trop curieux ont été liquidés par les cartels de la drogue ou les policiers et les militaires à leur solde.

Des meurtres parfois médiatisés. Pour la plupart, les victimes restent et resteront des anonymes pour le grand public. Mais quelques affaires retentissantes viennent parfois sensibiliser l’opinion. Le 7 octobre 2006, la journaliste d'investigation Anna Politkovskaïa, 48 ans, qui dénonçait notamment les atteintes aux droits de l'homme en Tchétchénie et l'autoritarisme de Vladimir Poutine dans le journal Novaïa Gazeta, a été tuée par balles dans le hall de son immeuble à Moscou. Le site Médiapart estime que depuis l’arrivée de Vladimir Poutine à la présidence du gouvernement en 1999, 220 journalistes auraient trouvé une mort violente en Russie. Plus près de nous, l’arrestation en France de François Compaoré fin octobre, un des quatre inculpés dans l’assassinat en 1998 du journaliste lui aussi d’investigation Norbert Zongo du journal L’indépendant, est venue relancer cette affaire. Faisant l’objet d’un mandat d’arrêt international, celui qui est aussi le frère de l’ancien dictateur du Burkina Faso Blaise Compaoré, est aujourd’hui en attente d’une extradition.

Nouvelles menaces sur Charlie. Voilà, la liste est tristement longue et malheureusement non exhaustive, avec des images insoutenables, comme celles de ces exécutions perpétrées par l’EI et diffusées sur les réseaux sociaux pour servir une propagande morbide. En France, depuis le massacre de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 et l’exécution de Cabu, Charb, Honoré, Tignous, Wolinski, Elsa Cayat, Bernard Maris, Franck Brinsolaro, Mustapha Ourrad, Michel Renaud, Frédric Boisseau et Ahmed Merabet, aucun meurtre de journaliste, aucune attaque contre un journal, n’ont été déplorés. Mais le 6 novembre dernier, le parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire pour « menaces de mort » et « apologie publique d’un acte de terrorisme », suite à de nouvelles menaces dont a été victime l’hebdomadaire satirique pour avoir publié un dessin à la Charlie de Tariq Ramadan. Dans ce contexte, est-il permis d’espérer que la polémique qui l’oppose au patron de Médiapart Edwy Plenel, ne rajoutera pas de l’huile sur le feu ; et que la toute nouvelle directrice générale de l’Unesco, Audrey Azoulay, nommée le 10 novembre dernier, n’aura pas à publier un des ces communiqués tant redoutés ?

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