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Le « Peer Gynt » obstinément contemporain de David Bobée

par Jacques Moulins
Le très prometteur Radouan Leflahi dans le rôle titre de
Le très prometteur Radouan Leflahi dans le rôle titre de"Peer Gynt", mise en scène par David Bobée-© Arnaud Bertereau
"Peer Gynt", mise en scène de David Bobée au Théâtre des Gémeaux de Sceaux. DR
Arts vivants Théâtre Publié le 27/01/2018
Créée à Nantes le 10 janvier, l'adaptation que fait de "Peer Gynt" David Bobée est résolument contemporaine, dans sa volonté de diversité, de transdisciplinarité. Dans sa vision aussi d'une société actuelle où l'égocentrisme exprime toute sa vacuité.

Peer Gynt, c’est le grand écart de l’homme qui voue sa vie à la recherche de soi et commence son histoire sous la sentence-couperet de sa mère : « Peer, tu mens ». Tout entier tourné vers son propre moi, il affirme sans cesse, face au roi des Trolls ou à la fiancée brutalement éconduite, aux villageois qu’il déteste comme, devenu riche, à ses confrères armateurs du port de Charlestown « Que doit être l’homme ? Lui-même ». Pour être lui-même, le vœu se confond bientôt avec « Être empereur du monde entier (…) Ce projet (…) a été l’âme de toute ma vie. »

Le menteur devient fanfaron, le vaurien séduit les filles et les abandonne, l’exploiteur fera le trafic des esclaves et des pièces d’art, l’égoïste poussera à la mort le jeune marin père de nombreux enfants pour sauver sa vie, au soir de laquelle, pauvre et abandonné, il restera impuissant à prouver qu’il a bien été lui-même.

 

Ouvrir d’autres sens. Cette œuvre immense, longue et poétique, d’abord œuvre littéraire, lesedrama en vers (œuvre destinée à être lue), est d’une difficulté extrême. La multiplicité de ses formes, de ses histoires, ses références constantes à la culture norvégienne, ses trop nombreux personnages et trop nombreux décors, ses cinq thèmes, obligent le metteur en scène français à une adaptation moins riche pour la présenter sur une scène.

Dans son adaptation à partir de la traduction de François Regnault, David Bobée affronte résolument Peer Gynt en contemporain, moins soucieux de se mettre au service de l’œuvre que de la mettre au service d’une humanité, et d’une culture française, qui a aujourd’hui résolument besoin d’elle. « Cette pièce me semble un magnifique espace de recherche, de créativité des auteurs transdisciplinaires du spectacle. J’aime poursuivre ainsi ma démarche et mon engagement pour un théâtre contemporain, transdisciplinaire, interculturel et populaire avec les grands textes du répertoire : rassembler un collectif d’acteurs représentatif de la population française, dans sa diversité, dans la beauté de ses corps et de ses accents qui au service de ces textes en ouvrent d’autres sens et les font ressurgir ».

 

« Notre engagement dans le monde ». Pour David Bobée, cet attachement narcissique à sa propre personne est vain. Voué à l’échec, d’autant plus ressenti par Peer Gynt au soir de sa vie que, dit le metteur-en-scène, « seul l’impact de notre engagement dans le monde a une chance de survie ». Celui de David Bobée est net, en faveur d’une France qui fera place à toutes les diversités qui la composent au lieu de s’incarner encore et toujours dans le mâle blanc sûr de sa force et de son droit. Une France qui accueille les autres, tous les autres, reconnaît l’immense créativité qui en résulte et rebat les cartes d’un néo-académisme aussi triste que normatif. Le texte d’Ibsen ne parle pas d’autres choses affrontant la question de l’étranger, du fou, du harcèlement sexuel, de l’arrivisme, du nationalisme, des extrémismes, de l’intégrisme religieux et, finalement, de la vacuité du narcissisme.

Dans cette mise en scène de Peer Gynt créé à Nantes et présenté jusqu’au 4 février au théâtre des Gémeaux de Sceaux, à quelques stations RER de Paris, des corps acrobates, des décors de cirque, des accents de banlieue accompagnent le parcours de Peer rejeté par son village et peu désireux de se soumettre à ses contraintes, exubérant parce qu’adepte du contournement qui lui évite d’affronter de face les solidarités nécessaires, brillant par ses déclarations généreuses et ses envolées lyriques qui l’enferment finalement dans un égocentrisme forcené dont quelques-unes de nos figures médiatiques actuelles restent la triste image.

 

Une mise en scène bouillonnante. Un tel challenge implique une mise en scène bouillonnante, où le spectateur est emporté par l’action et les images fulgurantes d'une scénographie impliquée. Il faut souligner l'importance des décors, un des challenges de la pièce. Un décor mobile, qui va du camp des gens du voyage, de la troupe de cirque, au radeau cheminant dans la brume, en passant par les salons feutrés de la classe business. Un jeu savant de la lumière ponctue chacune des scènes. Tout cela accompagne ce personnage qui voyage non pour découvrir la richesse des autres, mais pour les soumettre et s’enrichir à leurs dépens, alors que le texte montre une richesse de situations politiques, sociales et culturelles à côté desquelles, comme Peer Gynt, nous passons si souvent. Emporté de la forêt norvégienne à ses fjords, par le détour de l’Egypte et de Panama, du Maroc et de la Caroline du Sud, le spectateur réserve sa réflexion aux heures qui suivent le spectacle. Et dont l’impression première, à l’image de la célèbre Berceuse de Solveig, la femme aimée, reste qu’il est illusoire de vouloir être soi-même hors de l’autre.

 

 

Peer Gynt d’Henrik Ibsen. Mise en scène et adaptation de David Bobée d’après la traduction de François Regnault (Editions Beba, 1981). Dramaturgie : Catherine Dewitt. Scénographie : David Bobée et Aurélie Lemaignen. Avec : Clémence Ardoin, Jérôme Bidaux, Pierre Cartonnet, Amira Chebli, Catherine Dewitt, Raoudan Leflahi, Thierry Mettetal, Gégory Miège, Mairus Moguiba et Lou Valentini. Création le 10 janvier 2018 au Grand T - Nantes. Du 25 janvier au 4 février au Théâtre des Gémeaux de Sceaux, les 8 et 9 février au Théâtre des Salins de Martigues, du 16 février à l’Avant-Scène de Colombes, les 21 et 22 février à la Scène nationale de Flers, les 8 et 9 mars à Saint-Médard-en-Jalles, les 20 et 21 mars à Saint-Brieuc, le 19 avril à Vannes.

 

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