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Mot de passe oublié ?Vous pensez voir une exposition de photojournalisme ? Attendez d’en finir le parcours. Alors l’image si connue du combattant nicaraguayen prendra un tout autre sens. Ce n’est plus de l’actu, c’est, comme le notent les commissaires de l’exposition du Jeu de Paume, de l’art. L’Américaine Susan Meiselas a la réputation de photojournaliste bien malgré elle. Si elle utilise le medium photographique comme expression, l’image prise n’est qu’une étape de son processus créatif. Un processus qu’elle inscrit systématiquement dans la durée et dans une profonde empathie vers l’individu. Et c’est précisément ce qui a motivé les commissaires Pia Viewing et Carles Guerra pour organiser une rétrospective de son œuvre. Accueillie par le Jeu de Paume, l’exposition occupe les salles du premier étage du lieu dédié à l’image.
Autoportrait fantôme. Étrange la première photo de Susan Meiselas. Prise en 1970, elle est titrée Autoportrait. De l’auteur on ne perçoit pourtant qu’une image fantôme assise sur une chaise elle parfaitement nette. D’emblée, on pressent une démarche qui n’est pas de montrer mais de fabriquer un rapport à l’image. Ses premiers clichés, qui forment ici trois séries, ont été réalisés dans plusieurs villes des Etats-Unis. Le lieu et le moment fixés priment chez cette artiste à qui la seule image ne peut suffire. La contextualiser, ne pas se contenter de l’instant de la prise de vue pour ensuite oublier, passer à autre chose. Si Susan Meiselas prend telle photo, c’est qu’elle a l’intuition qu’elle raconte. Puis, intuitivement, elle va pousser le processus narratif. Elle suivra ainsi pendant plusieurs années trois jeunes filles, les photographiant enfants, adolescentes, puis au début de leur vie d’adulte. Elle a su créer un lien qui joue entre elles et son statut de photographe : les captant de très près, sans pose, dans leur quotidien le plus banal, elle relate une histoire de femmes à une époque et dans une ville. Ses portraits de la série Porch Portraits sont plus distants. Pris devant des maisons de Caroline du Sud, où elle est née, et du Mississipi. Là, les habitants n’ont pas voulu ouvrir leur porte à la photographe. Le seuil n’a pas été franchi, à une exception qui lui a permis de recueillir un témoignage indispensable.
Le temps des insurrections. En 1978, alors que l’agence Magnum a repéré son travail, l’artiste se rend au Nicaragua, seule, libre, sans appui d’un média. Ses prises de vue de la violence de l’insurrection populaire la conduisent vers un projet éditorial. Au moment où elle accumule les clichés, en couleur et en noir et blanc, l’évidence s’impose : son travail ne prendra son véritable sens que dans un livre. Les éditeurs ne comprennent pas sa démarche. Elle envoie plusieurs clichés à la presse, beaucoup font la une de magazines et de journaux. Pour elle, son travail de mémoire se scinde en trois parties, comme l’évoque la scénographie de la seconde salle : les photos sélectionnées pour la presse, celles qui composeront son livre Nicaragua June 1978 - July 1979, et celles qui n’ont pas été sélectionnées. Tout compte.
Plusieurs photos se rappellent à notre mémoire, tant elles ont été reprises dans la presse. L’une d’elles attire en particulier : il s’agit d’une des scènes qu’elle a captées alors que les Sandinistes sont aux portes du quartier général de la garde nationale à Esteli. Elle représente un jeune guérillero armé et lançant un pepsi molotov. La photo fera le tour du monde et, plus encore, va devenir une icône de la révolution civile. Elle se multipliera en pochoir sur les murs des villes d’Amérique centrale. Dessinée, en noir et blanc ou en couleur, elle illustrera des tracts, servira d’effigie révolutionnaire sur des affiches politiques, figurera aux côtés de celle de Che Guevara. Toutes ces traces sont exposées, rappelant combien le sens d’une image échappe ou sert des intentions de propagande. Mais pour Susan Meiselas le travail continue et elle entreprend quelques années plus tard d’imprimer l’agrandissement de la photo sur une bâche et de la fixer sur les murs, à l’endroit même où elle a été prise quelques années plus tôt. Son intention est poussée par un questionnement : qu’est-ce qui a changé depuis cette photo ? Qu’est-ce que le conflit a engendré pour le quotidien des gens ? Un court film fixe la confrontation avec les passants..
Une autre étape de son travail en profondeur a ensuite consisté en sa recherche de la mémoire kurde. Ici encore, on est bien loin de la série photographique. Aux côtés de son propre regard, porté sur les atrocités et les vestiges du génocide de 1988, Susan Meiselas a récolté des documents historiques et des photographies afin de remonter le fil de l’histoire du Kurdistan, depuis la fin du XIXe siècle. Elle ajoute ses propres commentaires, retraçant les témoignages qu’elle a recueillis. Sur un mur immense, une carte de l’Orient et de l’Occident est ponctuée de mémoires intimes, liées par une chaine à la ville d’où proviennent leurs auteurs.
Les violences faites aux femmes. Le parcours de l'exposition s'achève avec le dernier travail de Susan Meiselas. L’univers de la violence domestique l’a occupée de 2003 à 2017. Il en ressort des images sur écran évocatrices de déchirures, chambres d’enfant occupées puis vidées, témoignages de femmes, stigmates sur la peau des suppliciées, brûlures, ecchymoses… Là encore, l’artiste se positionne comme une archéologue de la violence faite aux femmes. Pas de voyeurisme, mais un contexte suffisamment nourri pour qu’un petit lit d’enfant dans une pièce nue dise ce qui est le plus souvent tu. Un rare respect, une rare écoute sont perceptibles à travers les images qui défilent sur six écrans. Incitant presque au recueillement.
Plus loin, un reportage réalisé auprès de strip-teaseuses américaines dans les années 70 révèle combien la situation entre ces années de libération sexuelle où ces femmes revendiquaient aimer ce qu’elles faisaient devant un public exclusivement masculin et aujourd’hui où le débat féministe est dominé par la question du harcèlement sexuel.
Les commissaires l’affirment, Susan Meiselas est avant tout une artiste contemporaine. Non pas parce qu’elle vit et œuvre aujourd’hui, mais parce qu’elle s’attache à relier histoire et actualité. En témoigne cette exposition, qu’elle a pensée elle-même pour le lieu. Si la plupart des documents ont déjà été exposés, elle les a remaniés afin qu’ils produisent un sens nouveau. Il ne peut être question de se répéter pour celle que tout interroge sans cesse. Pour qui rien n’est figé. Au sortir de l’exposition, on comprend que pour Susan Meiselas l’instant d’une photo est peu de choses en regard de l’histoire et de la vie.