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Lubaina Himid, Turner Prize 2017, est au MRAC de Sérignan

par Véronique Giraud
"Naming the Money", 2004. Cent figures à taille humaine, en contre-plaqué découpé, sont associées à une bande audio qui fait entendre comment les maîtres renommaient les esclaves qu’ils achetaient, en leur donnant des prénoms anglais . Vue de l'exposition Lubaina Himid au MRAC de Sérignan, ©Giraud/NAJA
Lubaina Himid devant son tableau
Lubaina Himid devant son tableau "Le Rodeur : The Exchange", 2017. ©Giraud/NAJA
Lubaina Himid , lauréate du prestigieux Turner Prize 2017. ©Giraud/NAJA
Lubaina Himid , lauréate du prestigieux Turner Prize 2017. ©Giraud/NAJA
Lubaina Himid,
Lubaina Himid, "Jelly Mould Pavilion + Figurines" ©Giraud/NAJA
Lubaina Himid
Lubaina Himid "Drawned Orchard : Secret Boatyard", 2014. ©Giraud/NAJA
Lubaina HImid,
Lubaina HImid, " Freedom and Change", 1984 ©Giraud/NAJA
Arts visuels Arts plastiques Publié le 10/04/2018
Lauréate du prestigieux Turner Prize 2017, Lubaina Himid est l’invitée du MRAC Sérignan du 7 avril au 16 septembre. "Gifts to Kings" est le titre de la première exposition en France d’une artiste dont le combat est l’invisibilité des productions d'Afrique et le silence posé sur l'histoire de sa population.

Beaucoup d’artistes perçoivent dans l’acte de création une manière d’affronter le monde, de s’y engager en le scrutant sans détour, en le montrant tel que la plupart d’entre nous ne l’ont imaginé. Le choc visuel de la représentation, l’émotion qu’elle suscite va alors se nicher dans l’esprit du public. Lubaina Himid procède ainsi.

Née en Tanzanie d’un père comorien et d’une mère anglaise, elle vit très tôt en Angleterre et devient une figure du Black Art Mouvement particulièrement actif pour s’opposer aux loi anti-immigration des années Thatcher. Son engagement se focalise peu à peu vers la notion d’invisibilité, celle de la contribution des Africains dans l’histoire des nations colonisatrices, celle des œuvres d’artistes noirs dans les institutions. Très tôt passionnée pour l’histoire de l’art, elle constate l’étendue des manques dans la représentation des noirs. Elle n’a alors de cesse de scruter les indices perdurant d’une domination qui semble aller de soi pour le reste du monde. Or l’artiste contemporaine déclare : « J’ai joujours travaillé avec le sentiment d’invisibilité ». En 2017, cette invisibilité s’est estompée quand trois institutions anglaises se sont réparti une première rétrospective de son travail et que le prestigieux Truner Prize lui a été décerné. Âgée de 63 ans, Lubaina Himid est la première artiste noire à recevoir la distinction, elle en est aussi la lauréate la plus âgée, le prix étant habituellement décerné à un artiste de moins de 50 ans. En 2018, elle fait sa première exposition en France, à l’invitation de Sandra Patron. La directrice du MRAC de Sérignan a découvert son travail au Modern Art Oxford et  lui propose de montrer ses œuvres récentes, allant de 1994 à 2016.

 

Comme une conversation. Dans la grande salle blanche et impersonnelle du musée, les œuvres sont chatoyantes, d’une élégance inattendue, et pourtant faites de matériaux très simples. Chacune est une référence à une anecdote personnelle, c’est comme ça que Lubaina Himid construit son travail le plus récent. Comme une conversation. Avec un tableau, avec des tissus africains conservés dans un musée, avec la presse, avec de jeunes Sud-Coréens. Tout ce qui l’entoure lui inspire une nouvelle narration, ou la réécriture d’une histoire dans laquelle l’homme noir a été oublié.
Averti, le visiteur s’exerce à scruter dans ses tableaux et installations. Le Rodeur, un tableau réalisé en 2016, est inspiré d’un événement dramatique survenu sur le bateau d’esclaves « Le Rodeur ». Lubaina Himid ne choisit pas de reproduire la cruauté de ce fait divers de 1819 dont il reste peu de trace dans l’histoire, elle préfère installer dans un décor surréaliste des personnages fantomatiques qui symbolisent les traumatismes. Si cette histoire a été oubliée, les traumatismes restent bien présents. Voilà ce qui motive Lubaina Himid dans ses choix de représentations. D’un passé cruel, que reste-t-il aujourd’hui ? Comment lier passé et présent pour écrire enfin une histoire qui rend justice à ce que les sociétés doivent aux noirs ?
Lier passé et présent. Les occasions ne manquent pas. Ainsi pour Drowned Orchard : Secret Boatyard. L’idée lui en est venue en Corée du sud. « D’où venez-vous ? » lui demande l’un des adolescents sud-coréens devant lesquels elle présente ses œuvres. « De Londres », répond-elle pour aller vite. Mais en la regardant l’adolescent est circonspect, dubitatif. « Non mais d’où venez-vous ? » « Ma famille vient de Zanzibar et je vis depuis plus de cinquante ans en Angleterre ». L’adolescent était rassuré, conclut l'artiste. L’échange résume bien les allers simples et les aller-retours implicites à la diaspora africaine. Son propre Zanzibar-Manchester, Hamid l’a exprimé en seize lattes de bois sur lesquelles elle a peint des symboles maritimes et des portraits d’hommes et de dieux, de Corée, d’Afrique, du Royaume-Uni, du Pacifique. Poissons et mer sont omniprésents. Mais pas n’importe quels poissons, seulement ceux qu’on trouve au Royaume-Uni. Pas n’importe quelle mer non plus, mais "celle qu’on pourrait imaginer si on ne l’avait jamais vue, explique-t-elle, ni sur la côte anglaise ni peinte sur un tableau". Composant possiblement les premiers éléments d’un futur bateau, et avec lui l’idée de partance.
Quand elle s’affronte à Picasso, symbole pour elle de la virilité dans l’art, elle prend comme œuvre de référence Deux femmes courant sur la plage. Dans son tableau, on retrouve bien les deux femmes dans la même course. La différence est qu’elles sont noires et qu’elles sont tirées vers l’avant par des chiens tenus en laisse et observées par deux hommes blancs dont seules les têtes émergent du sol. S’inspirant de l’incroyable énergie de l’artiste espagnol, elle peint très vite et avec les moyens qui lui offre… sa cuisine. Sur une toile cirée, elle peint : les corps bruns à la bombe, le sable au pochoir avec des pommes de terre… Et le titre de l’œuvre ne laisse aucun doute : Freedom and Change. À gauche la liberté, à droite le changement.
« Nous ne sommes pas les esclaves des plantations de ce nouveau monde ». Cette phrase agit comme un leit-motiv universel pour l’artiste. «  même si vous vous êtes trompé d’univers, de métier, d’engagement politique, il faut faire bien les choses, quoiqu’il arrive », poursuit-elle. L’imaginaire collectif a la vie dure. Comment ne pas voir les Africains autrement que comme des esclaves ? Comment vivre et être engagé dans le monde malgré cette représentation ?

Au milieu de la salle, une foule de personnages costumés. Hamid les a sortis d’un tableau qui fait partie de la collection du musée du nouveau monde de La Rochelle. Fabriqués à l’échelle humaine, ils ont désormais autonomie, espace et même nom, inscrit au dos de chacun. De loin on dirait des moules à gâteaux en céramique joliment peints. En se rapprochant, on distingue de tous petits personnages et arbres qui indiquent l’échelle à laquelle Hamid les a imaginés. Ces moules à gelly anglais, décorés de motifs et de portraits provenant des colonies britanniques, sont un clin d’œil à la dimension rétablie de l’apport des noirs aux civilisations d’Europe. Autre démonstration, celle réalisée avec des dizaines de pages du quotidien britannique The Guardian. Himid a peint directement sur le papier journal et encadré les pages. Ceci pour manifester les termes avec lesquels la presse de gauche anglaise évoque les noirs dans l’actualité. Une revue de presse édifiante.

Cette exposition rend visible, avec des moyens très simples, le concept de décalage entre deux visions. Mais cette fois la vision est construite par une native de Zanzibar, lauréate du Turner Prize. Une renommée qui rejaillira immanquablement sur les personnages qui peuplent l'histoire qu'elle a réécrite.

 

Gifts to Kings, exposition monographique de Lubaina Himid. Du 7 avril au 16 septembre 2018. Musée Régional d'Art Contemporain de Sérignan

 

 

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