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Avec « Thyeste », Thomas Jolly enflamme la Cour d’honneur d’Avignon

par Jacques Moulins
Thomas Jolly est le roi Atrée dans
Thomas Jolly est le roi Atrée dans "Thyeste" de Sénèque au 72e Festival d'Avignon 2018. © Raynaud de Lage
Le visage surdimensionné qui occupe la scène de
Le visage surdimensionné qui occupe la scène de "Thyeste" mis en scène par Thomas Jolly. © Rivaud / Naja
Arts vivants Théâtre Publié le 09/07/2018
Le 72e festival d'Avignon aura réussi son ouverture à la Cour d'honneur où le jeune metteur en scène Thomas Jolly a relevé tous les défis : faire du théâtre populaire, visuel, avec "Thyeste" de Sénèque, en nous parlant de la condition humaine bafouée, de la civilisation insultée, de notre propre avenir menacé d'obscurité. Un temps incertain propice à toutes les monstruosités.

Imaginez un peu cette merveille : des mots qui tout à la fois exaspèrent la condition humaine, mettent à jour les forces et les faiblesses construisant il y a deux à trois mille ans les principes de notre civilisation, et qui en même temps interrogent le monde d’aujourd’hui où ces certitudes vacillent. Quoi de mieux que le théâtre pour ce défi qui ne sera jamais définitif, qui sans cesse sera renouvelé ? Et quel meilleur lieu qu’Avignon, sa Cour d’honneur désormais reconnue comme scène historique du théâtre européen ?

C'est déjà faire peser de lourdes attentes sur le metteur en scène invité à ouvrir le festival d’Avignon. Et si, comme l’a fait Olivier Py, le directeur du festival choisit un homme jeune plutôt qu’un leader reconnu, l’attente est d’autant plus forte qu’elle exige du neuf, quelque chose qui résonne comme l’art d’une nouvelle génération.

C’est dire ce que la pièce choisie par Thomas Jolly pour ce 72e festival devait avoir de corps pour relever de tels défis. Or, dans ce choix déjà, le metteur en scène prend le public à contre-pied. Pas de grande pièce du répertoire, comme l’Antigone de Sophocle mis en scène par Satoshi Miyagi en 2015, mais un auteur latin, Sénèque, plus connu pour ses œuvres philosophiques et son rôle de conseiller de Néron qui le condamnera au suicide, que pour son théâtre qui n’avait plus été traduit pour la scène depuis plus d’un siècle. Pas de pléiade d’acteurs virevoltants sur l’immense et intimidant plateau de la Cour, comme avec Les Damnés d’Ivo van Hove en 2016, mais cinq rôles et peu de dialogues. Pas une suite d’actes et de scènes où l’intelligence des dialogues le dispute à la justesse des répliques, comme Le Roi Lear de Shakespeare mis en scène par Olivier Py en 2015, mais un poème où le plus souvent un seul narrateur raconte et dénoue l’intrigue qui se joue ailleurs.

 

Défi gagné. C’est donc dans un structure théâtrale ne présentant pas les repères habituels pour les 2 000 spectateurs qui chaque soir se pressent dans la Cour, que Thomas Jolly a monté Thyeste, la plus dure des pièces ayant pour sujet la famille des Atrides. L’intrigue est connue : Atrée, pour se venger de son frère Thyeste qui a séduit sa femme afin qu’elle l’aide à voler la toison d’or, emblème de la royauté, assassine ses neveux et sert leurs chairs à leur père au cours d’un banquet. Le cannibalisme au secours du pouvoir, c’est un degré de plus dans la monstruosité pour Thomas Jolly et sa compagnie, la Piccola Familia, qui se sont fait connaître dans ce même festival avec la mise en scène intégrale d’Henri VI de Shakespeare et celle non moins furieuse de Richard III. Car c’est bien de furie qu’il s’agit, personnage mythique que Sénèque fait monter en premier lieu sur scène pour conter l’intrigue qui va se dérouler en rappelant des enfers le fondateur de la dynastie, Tantale, fils de Zeus et roi de Lydie, condamné par les dieux aux pires supplices en enfer pour leur avoir servi au cours d’un banquet la viande de son propre fils Pélops, père d’Atrée et de Thyeste. Au cours de cette scène initiale, Thomas Jolly accompagne la Furie d’un groupe d’enfants qu’il décrit comme « une horde (…) à la présence presque macabre, spectrale (…) convoqués par Tantale qui ressurgit des enfers pour infester la tragédie ». Et le spectacle gagne tout à coup cette ampleur théâtrale seule à même de réussir un tel exploit. On sait déjà que les éléments porteurs du succès sont réunis : dans cette folie d’images et d’effets visuels et sonores sont convoqués l’humain, la civilisation et nos questionnements actuels.

 

La condition humaine insultée. L’équilibre instable dans lequel grandit la condition humaine peut-être rompu par une trop grande douleur. C’est ce qu’explique Florence Dupont à qui l’on doit la traduction de Sénèque. Dans sa préface au Théâtre complet qu’elle a publié chez Actes Sud en 2012, elle pose le mouvement essentiel du théâtre latin : « Au début de l’action, le héros est écrasé sous un malheur surhumain qui devrait l’anéantir », le dolor. « Le héros a le choix entre sombrer et disparaître ou surmonter son dolor en entrant dans le furor ». Ce furor est une fureur qui en assurant sa vengeance, va lui permettre de « retrouver son identité et sa noblesse » en lui donnant « la force de se libérer des limites morales de l’humanité » jusqu’à la monstruosité. Ce crime inexpiable « que le héros accomplit pour triompher du dolor est un nefax ». Le héros tragique, par sa monstruosité, acquit ainsi une dimension surhumaine. Mais il n’est pas surhomme, bien au contraire. Bafouant ainsi les interdits contractés par la société humaine, il rabaisse l’humanité, l’entraîne vers le bas et rend impossible la vie elle-même. C’est pourquoi une conteuse vient nous narrer les détails sordides des meurtres et du découpage des corps. Il ne s’agit pas de nous plonger dans l’horrible, il s’agit de nous montrer qu’Atrée s’ingénie à respecter le rituel d’offrande en le détournant à son unique profit, insultant ainsi l’humanité toute entière. C’est pourquoi également Sénèque fait fuir le soleil, plongeant l’humanité dans une obscurité, dont Thomas Jolly joue en machiniste inspiré.

 

L’attentat contre la civilisation. Le meurtre commis par Atrée n’est pas seulement une mise à mal de la condition humaine. C’est aussi un attentat contre la civilisation qui, dans l’espace gréco-romain, dénonce les coutumes tribales pour se doter d’un corpus légal, d’Eschyle à Sénèque. Les contradictions mortelles des Atrides sont ce combat de l’ancien tribal au nouveau sociétal. Le pouvoir n’est pas mis pour rien au centre de ce théâtre. Le pouvoir royal que Thyeste veut ravir à Atrée. Le pouvoir du mari sur son épouse, sa propriété incontestée et la garantie de sa lignée. Le pouvoir absolu enfin qu’Atrée définit pour lui-même et par lui-même dans un monologue tyrannique rendu odieux par la diction gourmande de Thomas Jolly qui interprète lui-même le rôle d’Atrée. Pour légitimer cette puissance indiscutable, lui faire atteindre un niveau que nul n’osera contester, il faut que son porteur ait lui aussi atteint un niveau surhumain. Seul un crime qui défit toutes les règles de la société humaine peut prétendre, par son horreur, à ce pouvoir. Atrée s’interroge au commencement de la pièce, à la recherche d’une vengeance inédite et puissante dont le spectateur, prévenu par la Furie, connaît déjà le contenu cannibale. Aussitôt l’idée retenue, il s’en délecte, et cette délectation est intensément portée par Thomas Jolly qui retrouve là des accents de Richard III décrivant à son confident l’ampleur de sa perfidie. Mais il va plus loin, offensant les dieux et les lois les plus sacrés des hommes pour atteindre à ces sommets où seul et tyrannique, il prétend régner sans partage. Ce qu’il ne voit pas, c’est que ce pouvoir absolu condamne le futur.

 

Le temps des monstres. Le théâtre ne dénonce pas le pouvoir et l’inhumanité. C’est le spectateur qui, dialoguant avec la représentation, s’interroge sur le monde dans lequel il vit. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » prophétisait Antonio Gramsci avant que la barbarie des dictateurs du XXe siècle ne lui donne raison. Comme en écho à ce besoin furieux de mettre en scène les pires monstres, David Bobée, autre représentant de cette nouvelle génération de gens de théâtre a choisi cette phrase du philosophe communiste en exergue de sa dernière mise en scène à l’Opéra-Comique. Thomas Jolly fait le choix d’occuper la scène d’enfants, les véritables victimes de la barbarie des Atrides : « C’est la jeunesse qui assiste, impuissante, à l’effondrement de l’ordre du monde et qui devra désormais vivre et grandir dans ce chaos sans soleil. La vraie victime de cette tragédie, c’est l’avenir représenté par les enfants qui sont comme le chœur de l’humanité toute entière ». Face à la barbarie d’Atrée, le soleil disparaît, c’est ce qui guette les générations futures lorsque ni l’homme, ni l’humanité, ni la nature ne sont respectés.

 

Visuel et populaire. Cette intrigue profonde ne fait pas oublier que nous sommes au théâtre et pas devant un livre ou dans la copie du réel. Devant une tragédie, comme le rappelle Thomas Jolly : « Nous sommes dans la sphère mythologique où tout est possible et surtout ne réduit pas la pièce au fait divers ». Il veut un théâtre visuel et populaire. Or la tragédie est, par essence, populaire. Elle l'est parce qu'elle met en scène nos contradictions, particulièrement nos interdits, et s'autorise la violence que nos sociétés répriment.  « La vraie violence de la tragédie, ce n'est pas les crimes d'enfants, c'est qu'elle nous laisse dans les ténèbres » dit encore le metteur en scène.  Si nos sociétés savent résoudre un grand nombre de problèmes, « Sénèque nous laisse, tous, dans les ténèbres, spectateurs et personnages ». Or la mise en scène permet justement « de trouver un peu de lumière, pour interroger la question du vivre ensemble » sans pour autant apporter une solution qui n'existe pas.

À cet égard, le spectateur est servi. L'imposante scène est réduite par deux sculptures simples mais gigantesques représentant d'un côté une main au doigt pointé, de l'autre un visage couché. Le jeu de lumière, dans cette pièce où règne l'obscurité, est essentiel. Il éclaire l'actrice qui vient déclamer, à la façon d'un slam, le récit. Il sort de terre pour suivre la horde d'enfants et illuminer Tantale vêtu d'un costume vert batracien. La musique scande les horreurs et accompagne les pires prémonitions. Quant au jeu des acteurs, Thomas Jolly en tête, il évite la déclamation et la diction académique, pour dire, chanter ou hurler une prose facile à suivre. Mais c'est la gestuelle qui frappe le plus, accompagnant la parole, l'explicitant. Voire redonnant une humanité que l'on croit à jamais perdue, dans cette scène finale où les deux frères, couchés l'un face à l'autre sur la table de l'odieux banquet, semblent retrouver une enfance oubliée.

 

Thyeste de Sénèque, traduction de Florence Dupont, mis en scène par Thomas Jolly. Festival d'Avignon, Cour d'honneur du 6 au 15 juillet 2018. Avec Damien Avice, Eric Challier, Emeline Fremont, Thomas Jolly, Annie Mercier, Charline Porrone, Lamya Regragui. Musiciens : Charlotte Patel, Caroline Pauvert, Emma Lee, Valentin Marinelli, la maitrise populaire de l'opera comique et la maitrise de l'opera grand Avignon.

En septembre à Perpignan, en octobre à Saint-Étienne, puis à Angers, Nantes, Paris, Strasbourg, Martigues, Charleroi, La Rochelle, Lyon, Caen, Antibes, Toulon, Marseille, Châtenay-Malabry, Lille.

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