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Fiction : Qui sera le premier ?

par Jacques Moulins
Le choix de l'éditeur sera-t-il d'une grande influence pour le siècle ? © Mucchielli / Naja
Le choix de l'éditeur sera-t-il d'une grande influence pour le siècle ? © Mucchielli / Naja
Livre Roman Publié le 27/04/2015
Ce pourrait être une enquête policière, ce n’est que de la littérature. Qui sera le premier écrivain du siècle publié dans la prestigieuse collection reliée cuir ? Personne ne sait. Personne n’en parle ? Imaginons. Scène résolument fictive.

Enfin terminé ! Depuis plus de sept ans, ils planchaient sur cette édition, et voilà. Les épreuves corrigées, le bon-à-tirer signé. Hélène en ressentit un soulagement jusque dans les jambes, si lourdes ces derniers temps. Elle sourit et cria à la cantonade qu’elle offrait l’apéritif au déjeuner. Tout en s’étirant, elle jeta par la porte un coup d’œil au bureau voisin, et lui vint un soupçon de compassion pour Hervé qui trimait depuis des années à l’édition du plus fabuleux, mais du plus compliqué des romans pour un éditeur : le Finnegans Wake de James Joyce. Annoncé depuis des années, jamais programmé.
Il était l’heure de sonner le rassemblement pour le déjeuner. Elle s’y employa avec une allégresse à laquelle peu de ses collègues résistèrent malgré la nonchalance de rigueur. D’autant que ce limpide ciel d’avril écrasait de sa belle humeur des journées pluvieuses dont l’humidité persistait sur le zinc du toit de l’immeuble sous leurs fenêtres du dernier étage. Philippe fut seul à décliner l’invitation : il était attendu par le patron pour un déjeuner avec la branche italienne des éditions.

Il était déjà 14 heures, le café commençait à se vider de ses clients et de son vacarme. On but l’apéritif promis par Hélène, on la félicita sans cette chaleur excessive qui confine à la familiarité, on échangea quelques potins, surtout à caractère sexuel pour ne pas déroger aux habitudes, lorsque Marc, toujours sensible à l’alcool, lança :
- Alors de quelle couleur le siècle ?
Il n’était pas nécessaire d’en dire plus pour cette assemblée d’initiés. Les cinq convives avaient compris de quel support, de quel siècle il était question. Et plus encore.
- On a déjà du vert, du bleu, du rouge, du violet, un havane, reste le jaune… s’amusa Friedrich qui savait bien sûr l’incongruité de sa suggestion.
- Je vois très bien un gris perle, réagit Jean-Pascal qui bien que fermement décidé à ne pas participer à une discussion sur un tel sujet ne pouvait ignorer les petites provocations de Friedrich et de son esprit malsain.
- Ou noir tant que tu y es, osa Odette, la plus ancienne dans la maison, la plus diplômée, la moins écoutée.
Le garçon venant prendre les commandes interrompit l’échange qui de toute façon n’intéressait personne. La question n’était pas là. Mais qui aurait l’audace de la poser ? La conversation s’échappa vers d’autres sujets. Les rumeurs adultérines ayant étant épuisées, il fallut bien en venir aux intrigues, complots et autres flagorneries composant l’échelle des responsabilités et hiérarchies au sein de l’honorable maison d’édition. Non que la compétence et le flair ne soient de rigueur, mais ces deux là ne valaient pas tripette pour animer un déjeuner.
Friedrich supputait déjà des divers challengers et outsiders en compétition pour la direction des sciences humaines, lorsque Marc se lâcha à nouveau, inconscient de la portée de ces interventions.
- La couleur de la couverture, on s’en fout. Le marketing pondra toujours quelque chose. Ce qui compte c’est : qui sera le premier ?
L’insolence était telle que chacun se regarda, s’assurant malgré lui de l’absence de Philippe, et qu’aucun voisin n’ait pu entendre l’impertinence de la question. En d’autres temps, personne n’eut relevé de crainte d’être assimilé à cette stupidité. D’autres temps. Le temps aujourd’hui ne s’inquiétait plus du respect des anciens, de l’infaillibilité quasi papale de la maison, du sens toujours vertical, et de haut en bas, des décisions et discussions. Du moins pour cette nouvelle génération imbue de ses diplômes, de sa culture anglo-saxonne, et de sa propension à aller vite et fort. Heureusement, aucun de ses représentants ne siégeait à cette table, ce qui permit un long silence gêné, absent, mastiquateur.
Contre toute attente, certainement en raison de ses problèmes de couple qui n’en finissaient plus de ne pas finir, et d’un jeunisme sans doute dû aux violentes et récurrentes scènes que lui dédiait sa fille adolescente, Hélène s’échappa dans des sphères qui ne lui seyaient guère.
- Pas un Français en tout cas. Je n’en vois pas. Non, je n’en vois pas. Ce ne serait pas digne.
- Tu préférerais sans doute un pays émergent, si possible très pauvre, très opprimé, écrivant une langue si simple qu’elle esbaudirait le monde certain de retrouver l’essence même de l’antropopithèque.
- Jean-Pascal veut dire qu’il faut d’abord s’assurer de la lignée et du cursus académique du prétendant, ironisa Friedrich qui pourtant ne pensait pas très à côté de son confrère.
- Au contraire. Un Français ! affirma péremptoirement Odette. C’est une maison française qui porte haut les valeurs universelles de notre langue et qui s’en glorifie. Donc un Français.

 

Puisqu’on en était à s’autoriser de telles divagations sur l’avenir de la collection, Marc s’enfonça plus encore dans sa légèreté, nommant par leur propre nom les impétrants absents mais cependant déjà coupables.
- Pour moi, Peter Nadas. C’est Proust en terre communiste, c’est Joyce en exil dans son pays natal…
- Un confrère quoi, ne put se retenir de sussurer à voix cependant audible Friedrich.
Grand mal lui en prit. Sur ce terrain là, personne ne pouvait honnêtement l’abonder. Ses soixante-dix ans bien passés n’étaient pas excuse à n’avoir toujours pas saisi que les plaisanteries sexistes, ethniques ou sexuelles relevaient désormais de la coloniale. Mais Friedrich tenait plus à sa personnalité surannée qu’au respect de ses condisciples, aussi personne ne releva l’insondable bêtise, préférant répondre sur le terrain plus estimable des valeurs réelles.
- Il n’est pas vraiment de ce siècle. Son roman majeur reste Le livre des mémoires, un monument certes, mais peut-être un jour pour la collection havane. Pour la première publication du XXIe, il faut un authentique jeune, asséna Jean-Pascal qui se reprocha aussitôt d’avoir parlé si vite. Répondre, c’était plonger dans ce débat stérile et iconoclaste.
- Ce n’est pas à nous d’avoir pareille conversation, le reprit Odette consciente des prérogatives au sein de la maison.
Face à une si évidente sagesse, les convives s’occupèrent de leur plat et s’en seraient sans nul doute tenus là, ce qui était bien suffisant dans l’art prémonitoire. Mais Hélène, débarrassée de son édition et allégée de tant d’années de travail sur un seul volume, avait l’humeur printanière. Elle surenchérit.
- Je suis d’accord avec Jean-Pascal. Nadas, c’est le XXe. Pour le premier, il ne faut pas hésiter, il faut un vivant et un jeune vivant, mais…
- Et un bon vivant que tu as maintenant le temps de prendre en charge, l’interrompit Marc décidément hors de tous usages.
- Il ne s’agit pas de cela, reprit Hélène offusquée. Je ne dis pas qu’il faut chercher dans mon domaine, je ne pense pas à moi, peu importe, il s’agit de la littérature, de la littérature mondiale, le monde entier a l’œil braqué sur nos choix, nous avons la responsabilité d’être des meneurs. Tu veux laisser à Einaudi ou à Bertelsmann la primauté de choisir le premier ? s’exclama-t-elle piquée au vif. Non, nous avons une lourde responsabilité, nous ne pouvons nous défiler…
- C’est tout à fait exact, confirma Odette. Mais ce n’est pas nous, et pas ici, qui déciderons. Notre directeur a heureusement la main et l’autorité suffisante pour faire le bon choix, si tant est que la question ne soit pas prématurée.
- Et tu veux attendre quoi ? Le milieu du siècle pour être certain de ne pas se tromper ? Hélène a bien situé le contexte. C’est nous ou les autres. Nous vivons à l’ère de la mondialisation. Moi, je dis, c’est nous !
C’était bien la première fois qu’Hélène obtenait le soutien de Jean-Pascal, preuve s’il en était besoin que le monde avait bien changé et imposé des alliances parfois contre-nature. Mais pour autant, cela ne répondait en rien à la question. Il se fit un nouveau silence. Personne ne s’empressa de finir son plat, de commander les desserts, ni même de proposer un nouveau sujet de conversation. On attendait des noms.
- En fait, nous n’avons personne en tête, voulut conclure consensuellement Odette.
- En fait, nous ne voulons pas dire ce que nous avons en tête, persifla Friedrich. Et bien, moi je dis : Jonathan Littell. Et j’argumente : combien de réunions stériles, de faux humanismes, de réticences bourgeoises pour finalement accepter un de nos plus gros succès de librairie : Céline. L’odieux Céline adoubé par les jeunes générations de lecteurs.

Tous eurent un haut le cœur. Pas seulement avoir eu l’idée de Littell fils, mais encore pour le comparer à l’odieux et merveilleux Céline. L’outrage ne valait pas d’être relevé.
- Rien n’est à rejeter a priori, concéda Marc toujours très catho-démocrate. Il est vrai que Littell a décomplexé les écrivains. Voilà plusieurs romans qui choisissent pour personnage principal, héros et justicier, un membre de la SS. Mais ce sont surtout des écrivains policiers : Philip Kerr ou Ignacio Del Valle…
- On ne va pas à nouveau se lancer dans un débat sur l’importance de la littérature policière ! Et ce n’est pas moi qui ai voté pour que l’on sélectionne Simenon. Je vous le redis, Aragon lui-même a qualifié Dashiell Hammett de grand auteur, de ces écrivains qui créent une forme inédite… tenta Odette. Mais elle fut impitoyablement coupée par Jean-Pascal.
- Bon, justement, on ne va pas s’y lancer. D’autant que là n’est pas le problème. Je ne nie pas les qualités du roman de Littell. Ni qu’il a osé en finir avec cette idée du mal absolu qui concerne les nazis contaminés mais pas l’humain naturellement clean. Mais – et c’est bien là que la comparaison avec Céline est absurde – il n’a guère innové au niveau esthétique. Sa narration date du XIXe. Au mieux du milieu du XXe.
Marc, toujours dans les vapeurs de son apéritif et de ses pensées lentes, revint en arrière :
- J’admets. Nadas, c’est le siècle passé. Faudrait-il encore l’y éditer, même s’il nous en coûte d’acquérir les droits. Je propose donc Marie N’Daye, une femme puissante.
Jean-Pascal toussa plus fortement que ne le permettait son éducation. Et Friedrich ne put se contenir.
- Un homo, une femme, on est bien dans l’esprit du temps. Discrimination positive avant littérature. Mais ce n’est pas une élection, c’est un hommage pour l’avenir. Un peu de sérieux que diable !
Il était temps de commander les cafés. Cette discussion inutile avait inutilement duré. D’ailleurs aucun des convives ne semblait avoir quelque chose à ajouter. Elle le fit sans doute exprès : au moment où les tasses fumantes se portaient aux lèvres d’un beau geste commun, Hélène sussurra :
- Lioudmila Oulitskaïa.
- Orhan Pamuk. Voilà : le premier c’est Orhan Pamuk. Parce qu’il est authentiquement de ce siècle et qu’il est édité chez nous ! cria presque Marc, qui venait à n’en pas douter d’avoir une révélation. Là, vous ne pouvez contester ni la création formelle de ses romans, ni la nouveauté du fond, ni même le cosmopolitisme de son travail. Non, non, pas la peine de poursuivre, c’est Pamuk.
- Parce que tu crois avoir été le seul à y penser. C’est évident, comme le sont également Vladimir Makanine, Gao Xingjian ou Elfriede Jelinek. Nous avons pour ainsi dire une collection. Dommage que nous n’ayons pas le pouvoir d’en décider. Garçon, l’addition ! conclut Jean-Pascal.

 

De retour au dernier étage de la maison d’édition, chacun s’empressa d’oublier la discussion, se promettant de s’armer plus intelligemment pour la suivante. Et aussi de questionner habilement Philippe qui était le seul à avoir un minimum d’influence auprès du patron. Influence inutile. Philippe avait déjà tenté d’aborder le sujet, en plaisantant bien sûr. Et le patron avait effectivement éclaté de rire.
- On a mis deux siècles à publier Jane Austen, alors ceux d’aujourd’hui…

© Jacques Moulins 2015

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