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La cuisine enchantée d’Hervé This

par Pierre Magnetto
Hervé This dans son laboratoire. ©NAJA21
Hervé This dans son laboratoire. ©NAJA21
Style de vie Gastronomie Publié le 02/07/2015
C’est dans le laboratoire de ce physico-chimiste de génie que depuis plus de trente ans les grands chefs étoilés de la planète gastronomie viennent picorer les outils, les techniques, les connaissances qui les aideront à sublimer leur cuisine. Après la cuisine moléculaire, le constructivisme culinaire, Hervé This joue aujourd’hui de sa cuisine "note à note".

Et si les chefs les plus étoilés de la planète gastronomie puisaient leur source d’inspiration dans le laboratoire d’un physico-chimiste ? Cette hypothèse a priori farfelue n’a pourtant rien d’étonnant. Il suffit de pousser la porte du laboratoire d’Hervé This à AgroParisTech pour s’en convaincre. Un vaste plan de travail couvert de céramiques blanches, un vieux réchaud électrique et un petit évier, des étagères remplies de bidons de toutes les formes, de toutes les tailles, d’ustensiles divers, des matériels à même le sol, une table et quatre chaises pour les réunions, un mur de bibliothèque avec des livres, des dossiers empilés et, au fond de la pièce, devant la fenêtre qui illumine la salle, un bureau tout simple, avec son écran d’ordinateur, un vrai labo quoi !

Depuis plus de 30 ans This passe son temps à trouver des explications scientifiques au savoir-faire culinaire et à profiter des connaissances qui en découlent pour suggérer de nouvelles combinaisons. Considéré comme un des pères de la cuisine moléculaire avec le physicien britannique Nicholas Kurti, puis du constructivisme culinaire, il promeut aujourd’hui ce qu’il n’hésite pas à qualifier de « cuisine du XXIe siècle », bien qu’il en ait élaboré les principes dès 1994, en l’ayant poétiquement baptisée la cuisine « note à note ».

« La cuisine note à note c’est l’équivalent de la musique électroacoustique » suggère-t-il avec ce sens de la métaphore artistique qui caractérise son propos dès lors qu’il parle de ce qui plus qu’un objet d’étude scientifique est pour lui une véritable passion. « Avec la cuisine note à note vous n’avez plus de viandes, plus de poissons, plus de légumes, plus de fruits, mais des composés chimiques purs et vous vous en servez pour faire un plat comme vous l’entendez. C’est l’équivalent du travail de l’acousticien qui avec son ordinateur, prend des ondes sonores et crée une musique ».

 

Dans des boîtes et des pots toutes les saveurs du monde. « Tenez, sentez, c’est quoi ? ». Surprenant, l’homme ouvre une boîte en plastique, à l’intérieur une poudre blanche dont émane une forte odeur de citron. « C’est de l’acide citrique ». Il répète l’opération avec un flacon beaucoup plus petit cette fois, « et ça ? Ce sont des polyphénols d’un Château Haut-Brion, le cadeau d’un ami très cher, rien de tel pour faire une sauce au vin, quelques granules suffisent » accompagnés d’eau, et d’un peu d’acide tartrique, « et celui là ? Des protéines », « et cette fiole pleine de liquide brunâtre ? Un composé qui sent le champignon »

L’homme impressionne. Son labo recèle dans des boîtes et des pots toutes les saveurs du monde, toutes les couleurs de la cuisine, tous les arômes, enfin, presque tous. En route pour une démonstration. « Je vais préparer un steak, mais d’abord c’est quoi un steak ? C’est 50% de protéines et 50% d’eau ». Et le voilà versant dans un cul de poule la même quantité d’eau que de protéines, une poudre blanche d’origine végétale sans goût ni saveur. « Et puis, l’être humain aime bien les viandes persillées » ajoute-t-il en versant une cuiller d’huile. « Maintenant il va falloir lui donner du goût » et il rajoute une pincée de glucose « qui donne de la saveur » ; du piquant et du frais, « ce qu’on appelle les sensations trigéminales », ce sera de la pipérine, de la capsaïcine ou encore de l’isothiocyanates d’allyle. Et le voilà qui brasse tout ça jusqu’à obtenir une pâte homogène avant de se décider à y mettre de la couleur. « Pourquoi pas du vert pistache ? » finit-il par trancher en versant quelques goutes de colorant alimentaire. « Il manque une odeur, et si on lui donnait un petit goût de champignon », et le voilà qui fait couler une gouttelette de son fameux élixir. Il touille encore et l’appareil se retrouve au fond d’une poêle bien chaude. Très vite une odeur de viande grillée s’en dégage, « ce sont les protéines qui coagulent », il est temps de retourner le faux steak pour le faire cuire sur son autre face. En quelques minutes la galette légèrement brunie est servie dans l’assiette, il n’y a plus qu’à déguster. Et là, c’est plus que bluffant, on en redemande. On en redemande, d’autant que pour l’expérience suivante Hervé This prépare un soufflet rose parfumé au citron toujours à partir de protéines, d’huile, d’eau, de glucose, de composés chimiques aromatiques : limonene, acide citrique…

 

Le public n’aime pas les sciences mais il va en manger. « Très honnêtement, je ne peux pas appeler ça un steak, ou un soufflet. Alors je donne à toutes mes préparations le nom d’un chimiste ». Le steak sera donc un Dirac, comme Paul Dirac physicien du XXe siècle, un des pères de la mécanique quantique. Le soufflet sera un Gibbs, comme Willard Gibbs un physico-chimiste de la fin du XIXe siècle. « Le public n’aime pas les sciences mais nous allons en manger et si c’est bon, nous allons dire que la physico-chimie finalement, c’est bon aussi » s’amuse-t-il.

Mais pour que ses inventions passent du laboratoire de l’INRA à la cuisine de monsieur ou madame tout le monde, il faut pouvoir apprendre à cuisiner note à note. Hervé This est un homme très demandé. Que ce soit à AgroParisTech ou dans de nombreux pays, il organise des formations destinées aux chefs. Celles dispensées à l’INRA sont même ouvertes au public, et gratuitement. « Je ne demande rien, je ne veux rien, je suis un agent de l’Etat payé par l’INRA » aime-t-il à répéter. This fait un rêve, celui de pouvoir mettre à la disposition de qui le souhaiterait des kits de cuisine note à note, des kits contenant les composés chimiques de base indispensables dans toutes les cuisines du XXIe siècle. Pour populariser ses préceptes, il organise aussi un concours international de cuisine note à note dont la troisième édition a eu lieu ce 8 juin à Paris.

Mais ce sont encore les grands chefs qui en font la meilleure promotion, curieux qu’ils sont d’explorer le champs des possibles ouverts par la cuisine note à note. Cette technique leur donne le pouvoir de concevoir les formes des mets, leurs couleurs, leurs saveurs, leurs odeurs, leur consistance, leurs propriétés nutritionnelles, d’imaginer et de créer un vaste éventail de plats inédits et de sensations nouvelles. Une technique qui fait d’eux des démiurges en quelque sorte.

 

Pierre, comment mets-tu cela en musique ? A l’occasion d’événements publics, des chefs se prêtent au jeu. Hubert Maetz du restaurant gastronomique de Rosheim lors d’un congrès scientifique international en 2010, Patrick Terrien et toute l’équipe de l’école Le cordon bleu pour un dîner de l’Institut des hautes études du goût en 2010, les traiteurs Potel & Chabot à l’Unesco à l’occasion de l’année internationale de la chimie en 2011, l'année même où les chefs de l’Association toques blanches internationales ont élaboré un menu associant gastronomie moléculaire et cuisine note à note à l’occasion du Téléthon, et bien d’autres encore parmi les plus grands qui s’y essayent.

Mais le précurseur, le tout premier à avoir élaboré un plat note à note, ce fut Pierre Gagnaire, l’ami de toujours. C’était en avril 2009, à l’Hôtel Mandarin Oriental à Hong Kong où le chef, trois fois étoilé pour son restaurant de la rue de Balzac à Paris, possède l'un de ses douze établissements à travers le monde. Ce fut le « note à note n°1 » qu’Hervé This entoure d’un halo de mystère. « Souvent, on me demande à quoi ressemblent les plats de cuisine note à note. Quel goût ils ont ? Faites-les, ou demandez à ceux qui en ont l'expérience de vous les faire ».

Pierre Gagnaire et Hervé This, la science de l'art et l'art de la science.©Jacques Gavard

Pierre Gagnaire et Hervé This, la science de l'art et l'art de la science.©Jacques Gavard

 

Depuis plus de dix ans les deux hommes travaillent ensemble, « non, on s’amuse, on ne travaille pas avec un ami » rectifie Hervé This. Le principe : Hervé This énonce les bases scientifiques d’une préparation, à charge pour Pierre Gagnaire de la revisiter à sa manière et de proposer une recette inédite. Pendant longtemps, le jeu a porté sur la cuisine moléculaire, puis sur le constructivisme culinaire, désormais c’est sur le note à note que les deux amis se livrent à leurs variations. Le tout est disponible, gratuitement, sur le site de Pierre Gagnaire : les principes physico-chimiques poétiquement énoncés par Hervé This et qui se terminent invariablement par une petite question en forme de défi : « Pierre, comment mets-tu cela en musique ? » ou encore, « Tu l’accommodes comment ? ». Et invariablement le grand chef apporte sa réponse. Une réponse mise en ligne, sous la forme d’une recette presqu’à la portée de tout le monde. « Bien entendu, rectifie Hervé This, ce n’est pas la recette que Pierre Gagnaire servira dans son restaurant. Celle-là, elle est bien au-delà de la portée de n’importe quel cuisinier ».

Avec Gagnaire, la cuisine note à note entre dans une autre dimension et le scientifique, qui file décidément la métaphore artistique, de définir sa propre contribution : « imaginez que vous soyez ami avec Rembrandt et que vous inventiez des couleurs nouvelles, un beau bleu par exemple, et vous dites à votre ami tiens, je te donne un beau bleu et votre ami vous dit, puisque tu es mon ami je vais utiliser ce beau bleu pour faire une toile avec. C’est ça le jeu qui est en cours. Je lui donne un bleu, un jaune, un rouge, un vert… et il fait sa peinture avec ça, sa cuisine avec ça. »

Mais à quoi bon tout ça ? Notre agent de l’Etat est-il payé par l’INRA pour que les étoilés puissent donner libre cours à leur inspiration ? Hervé This, homme intègre, n’oublie pas la mission première de l’INRA d’améliorer toujours la production agricole. « En 2050 il faudra nourrir 10 milliards de personnes. Aujourd’hui on sait à peine en nourrir 6 milliards. On ne pourra pas augmenter les surfaces cultivées à l’infini, ni les rendements, alors que faire ? La seule voie qui a été identifiée c’est la lutte contre le gaspillage». Et le note à note, c’est la fin du gaspillage. « Vous transportez des tomates, elles s’abiment pendant le transport et à l’arrivée vous en jetez une partie. En plus, dix tonnes de tomates c’est neuf tonnes et demi d’eau. Il faut être fou pour transporter neuf tonnes et demi d’eau. Si à la ferme on enlève l’eau, qu’on ne conserve que les composés, les produits ne pourrissent plus. Les pays producteurs de tomates sont aussi ceux qui n’ont pas beaucoup d’eau, autant qu’ils la gardent. Sans parler de l’impact sur les transports ».

Pourtant il y a loin de la table de Pierre Gagnaire à la fin de la faim dans le monde. Mais pas pour Hervé This. « C’est parce que le roi a mangé des pommes de terre que Parmentier a réussi à faire manger des pommes de terre à l’ensemble de la population française. Le roi aujourd’hui il mange chez Pierre Gagnaire donc si on fait manger de la cuisine note à note au roi… »

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